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S’informer, à quoi bon : quelques commentaires

Lors de sa conférence à l’ancienne mairie le 10 juin, Bruno Patino, le président d’ARTE, a pointé la manière dont les réseaux sociaux détruisent la confiance en favorisant systématiquement les propos les plus outranciers. Il a plaidé pour le discernement et l’acceptation de la complexité du réel.

Sa réflexion nous a amené à nous interroger sur les attentes citoyennes, les réseaux sociaux et les médias classiques, des experts, des politiques.

Refus de la verticalité

La verticalité permet (en théorie) une information « vérifiée, indépendante et responsable ». Le problème est que les citoyens ne veulent plus de cette verticalité. Ceux qui pensent, à tort ou à raison, avoir la formation pour comprendre les événements sont les premiers à refuser cette verticalité. Que ce soit dans les rapports enseignants/parents, médecins/ patients ou élus/citoyens ou médias/ citoyens, ils veulent être traités d’égal à égal.

On peut le regretter, parce que cela mène chez certains à des comportements outranciers (ce ne sont pas les enseignants qui diront le contraire). Mais peut-on l’ignorer ?

Qualités des réseaux sociaux

Les réseaux sociaux ne sont pas seulement le siège de l’outrance. On y trouve aussi beaucoup d’informations de grande qualité. Informations souvent fournies plus rapidement que dans les médias, y compris les médias en continu. Mais cela suppose de ne pas suivre n’importe qui.

Choisir les personnes que l’on suit est un des éléments du discernement dont parlait avec raison Bruno Patino. Reste bien sûr à définir les méthodes de ce discernement, ce qu’il n’a pas eu le temps de détailler.

Citons à titre d’exemple Valérie Masson-Delmotte très active sur Twitter, dont la page Wikipédia précise qu’elle est paléoclimatologue française. Elle est directrice de recherche au CEA et coprésidente du groupe no 1 du GIEC depuis 2015. Elle fait partie des 100 personnes les plus influentes du monde en 2022, selon le magazine Time.

Les réseaux sociaux sont aussi le support d’une multiplication des communautés. Parfois pour de bonnes raisons, comme des centres d’intérêts communs. La très grande diversité des centres d’intérêt se traduit par une multiplication des communautés, comme elle s’est traduite auparavant par la croissance de la presse spécialisée. Mais cette diversité traduit aussi souvent ces communautés en désaccord qui ne se parlent pas, ou ne se parlent que sous des formes agressives.

Cela dit, les lecteurs du Figaro parlaient-ils à ceux du nouvel Observateur ? Et les dreyfusards aux anti-dreyfusards ?

La montée de la défiance date-t-elle des réseaux sociaux ?

Bruno Patino a évoqué la défiance envers les élites politiques. Comme l’a souligné la Gazette, les opinions négatives l’emportent maintenant sur les opinions positives dans les sondages, pour l’ensemble des responsables politiques. Mais c’est peut-être le résultat d’une explosion de l’offre politique en de nombreux courants opposés.

La Gazette l’a déjà évoqué : en 2007, deux économistes, Yann Algan et Pierre Cahuc publient La société de défiance. En 2012, dans un nouvel ouvrage, ils soulignent que « le fonctionnement hiérarchique et élitiste de l’école nourrit celui des entreprises et de l’État. »

D‘autres considèrent que la défiance date du débat constitutionnel de 2005, les partisans du « non » ayant eu le sentiment d’être trahis ensuite.

Ces deux exemples montrent que les réseaux sociaux n’ont pas créé la défiance, mais l’entretiennent pour le moins.

Responsabilité des médias

Il est important de rappeler qu’une information doit être vérifiée, indépendante et responsable. Mais sur ce point, il serait bon que les médias balayent aussi devant leur porte. Qu’ils ne soient pas toujours parfaits n’est pas en soi étonnant. Qui le serait ? D’autant que la pression de l’info continue ne facilite pas la qualité.

La course à l’audience ou au lectorat justifie-t-elle la course au clash et à l’outrance ? Hanouna est-il le fils naturel des réseaux sociaux ou de Michel Polac ? Il n’y a pas que les médias les moins sérieux qui tombent dans les excès. Citons quelques points qui posent problème.

D’abord un problème très général, la faible maîtrise par beaucoup de journalistes (la majorité ?) des ordres de grandeur. Ce qui permet de prendre au sérieux un individu qui prétend qu’une pompe peut vider l’eau des Alpes. Il y a bien d’autres exemples de toutes sortes.

Problème lié : la quasi-absence de journaliste scientifique dans les rédactions. Il en existe évidemment dans les publications spécialisées, mais on parle ici des publications et médias généralistes.

De même on ne peut que s’étonner de la manière dont il est fait appel à des « experts ». Certains sont excellents. D’autres sont militants avant tout. D’autres semblent experts en tout, au regard des sujets sur lesquels ils sont appelés à s’exprimer, ce qui est pour le moins surprenant. Au point que deux auteurs en ont fait un livre L’expertise sans peine.

Le domaine du documentaire est particulièrement sujet à controverses. Deux tentations semblent mal maîtrisées en France. La première consiste à vouloir faire de l’audience à tout prix et donc à jouer sur les émotions en exagérant les situations et à accentuer le côté « scandaleux ».

La deuxième consiste à partir d’une hypothèse et à ne retenir dans son enquête que ce qui va dans le sens recherché.

Premier exemple de dérapage

ARTE a diffusé fin 2022 un documentaire intitulé Des vaccins et des hommes. Présenté comme donnant la parole de manière équilibrée aux provaccins et aux antivaccins, il a été salué positivement par Télérama. Certains des chercheurs interrogés ont cependant considéré qu’ils avaient été trompés, par la manière dont leurs propos ont été rapportés.

Des associations favorables aux vaccins et à la science en général ont fait une analyse critique du documentaire, en l’analysant point par point. L’analyse fait 115 pages, un exemple de plus qu’il faut beaucoup plus d’énergie pour démonter une désinformation que pour la formuler.

Ils considèrent en effet que le documentaire d’ARTE est « une entreprise concertée de distillation du doute qui, sur la base d’éléments non prouvés, construit un narratif fallacieux et paranoïaque à propos d’un sujet grave ».

Dans la présentation, ils rappellent que « le déni de science est un phénomène étudié, notamment par McIntyre (2021), et il se caractérise par 5 composantes, qui sont toutes présentes dans l’œuvre d’Anne Georget.  A savoir : le « cherry picking », l’affinité avec une ou plusieurs théories du complot, l’appui sur de faux experts (et les dénigrements des experts réels), les raisonnements illogiques, et enfin l’exigence d’une science parfaite.

Un youtubeur a commencé une série de vidéos reprenant cette critique. On ne peut que recommander de regarder celle déjà parue.

Deuxième exemple de dérapage

L’anthroposophie est une doctrine religieuse inventée par l’Autrichien Rudolf Steiner. Ses disciples ont repris ses enseignements, y compris les plus farfelus. On trouve ainsi dans cette filiation les écoles Steiner, la biodynamie en agriculture et une entreprise homéopathique. Le dernier rapport de la Milivudes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) pointe les dangers de ces pratiques.

Le Monde a publié à l’été 2021 une enquête en 5 épisodes sur cette « philosophie » et ses applications. L’enquête prétendument impartiale a été jugée positivement par les anthroposophes. Elle a fait en revanche hurler leurs adversaires. Un site en ligne a produit une analyse qui montre que cela fait très longtemps que le Monde se montre favorable à l’anthroposophie.

Quand le dérapage vient des « élites »

Autre problème, amplifié par les réseaux sociaux : les personnalités qui sombrent dans l’outrance et/ou le complotisme. La crise du covid a ainsi vu l’ancien sénateur UDI Pozzo di Borgo ou le sociologue Laurent Mucchielli suivre les divagations du professeur Raoult puis des antivaccins. Au point que le comité d’éthique du CNRS a fini par intervenir à propos du second.

Stratégies politiques

L’outrance est devenue une véritable stratégie politique pour Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise, stratégie notamment appliquée à l’Assemblée nationale. L’idée est d’abord de tout conflictualiser. Ce qui passe d’abord par le registre des émotions. Le leader insoumis s’inspire des idées d’une universitaire belge apôtre de la conflictualité politique, Chantal Mouffe, qui propose une « stratégie consistant à faire appel aux émotions des électeurs plutôt qu’à leur raison. »

On observera que Marine Le Pen a au contraire choisi une stratégie de dédiabolisation, presque à l’inverse de celle adoptée à l’extrême gauche. Et que c’est elle dont la cote monte.

Vers le « zéro mépris » ?

On ne peut que rejoindre Bruno Patino dans son souhait de discernement et d’acceptation de la complexité. Ce qui précède conduit à proposer d’y ajouter le « zéro mépris » et l’humilité de la part de ceux qui ont appris à discerner et à gérer la complexité, ou qui croient en être capables.

On notera pour finir que parmi les responsables politiques actuels, le seul qui recueille plus d’opinions favorables que défavorables est Edouard Philippe. Depuis qu’il n’est plus Premier ministre, il caracole en tête des sondages. On se permettra de faire ici une hypothèse. Il bénéficie du fait que, pendant la crise du Covid, il a régulièrement fait l’effort de venir donner des explications et rendre compte aux Français, en mobilisant des experts pour le faire. En ayant l’humilité de dire que dans le domaine, on ignorait encore beaucoup de choses. Le discernement et le zéro mépris restent encore les meilleurs moyens de rendre compte de la complexité.

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