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Utrillo, mon fils, mon désastre

NOTES DE LECTURE Corinne Samama vient de publier un roman aux Ateliers Henry Dougier. La narratrice est Suzanne Valadon, la mère de Maurice Utrillo. L’une et l’autre furent des peintres reconnus et honorés. Leurs vies ne furent pas un long fleuve tranquille. Et c’est de leurs tourments (de leurs succès aussi) que le roman fait récit. Il est écrit comme une suite de monologues intérieurs de Suzanne Valadon. Un portrait sensible, trébuchant, haletant raconte une femme indomptable qui dit d’elle-même : « De mon œuvre il ne restera pas grand-chose. L’unique et immense satisfaction qu’elle me procure est de n’avoir jamais trahi […] ce en quoi j’ai cru. » (p.113)

La peinture et l’amour

Suzanne Valadon naît en 1865 à Bessines-sur-Gartempe et meurt en 1938 à Paris. Maurice Utrillo naît en 1883 à Paris (sa mère a donc 18 ans) et meurt en 1955 à Dax. A sa naissance, son père n’est pas défini (il s’appellera Valadon dans sa prime enfance) et sa mère a quelques raisons d’hésiter. Blanchisseuse, elle devient modèle pour des peintres et le premier qui la fait poser est Puvis de Chavanne, à qui elle apportait son panier de linge. Peut-être première scène d’amour aussi.

Elle connut (bibliquement parlant) une impressionnante série d’artistes, Erik Satie, Renoir ou Toulouse-Lautrec. Et Miquel Utrillo, un peintre catalan qui reconnaîtra son fils, alors âgé de huit ans. Mais elle n’est pas seulement amante. Modèle, elle apprend lorsqu’elle pose. Les peintres l’inspirent, elle capte tous leurs gestes.

Ainsi Suzanne Valadon devient peintre en autodidacte, son fils aussi, encore que sa mère le forme. D’une certaine façon. Enfant elle le pousse, l’oblige à peindre (elle le harcèle dirait-on aujourd’hui). Il ne veut rien entendre, refuse, s’insurge, menace, puis, un jour, déjà adulte, un déclic, il a compris les couleurs, sa main a l’intelligence de la forme. Trois ans plus tard, il est célèbre. Il a déjà peint 300 toiles. Il vit de sa peinture dans sa vingtaine, il est encensé dans sa trentaine.

Un trio indéfinissable

Le récit commence en 1935. Suzanne Valadon est hospitalisée. Maurice Utrillo doit épouser Lucie Valore. Il a 52 ans, mais le mariage désespère sa mère. Elle le vit comme une trahison, comme un renoncement de son fils à son propre talent, une prise de pouvoir de Lucie pour qui elle n’a pas grande estime.

Le déchirement que vit Suzanne Valadon en dit long sur le lien complexe qui l’unit à son fils. Mais sa douleur a alors une autre cause. Son mari, André Ütter, lui préfère une jeune métisse. Et son mari n’est pas n’importe qui. C’est un ami de son fils, il a son âge, vingt-et-un ans de moins qu’elle. C’est Utrillo qui l’a présenté à sa mère. Le coup de foudre a eu lieu. Partagé. Elle divorce de Paul Mousis, un homme qui l’avait acceptée avec son fils.

Valadon et Ütter se marient. Ils achètent un petit château à Saint-Bernard dans l’Ain, une ruine qui restera ruine. Ils veulent éloigner Maurice Utrillo de la capitale, de ses cafés et de ses habitudes. Et il y peint comme un fou ; il boit aussi comme un fou. L’alcoolisme de Maurice Utrillo, célèbre s’il en est, n’est pas de façade. En crise de manque, raconte Corinne Samama, il est dans des bouges où il se fait frapper, il se lève la nuit, hurle dans les rues. Il est interné plusieurs fois. A cette époque, on soigne sévère, on n’hésite pas sur les électrochocs.

Le trio entretient des relations, que dire ?, peu ordinaires. Le roman laisse imaginer plutôt qu’il ne détaille. Comment aurait-il pu sans se livrer à des affabulations. Mais on sent que la création ne se dissout pas toujours dans les difficultés (ou les singularités) existentielles. Ici, c’est le contraire. Utrillo peint, Suzanne aussi.

Rigueur biographique

Sans jamais professer, Corinne Samama glisse dans le roman des détails biographiques aux vertus explicatives. Suzanne Valadon, fille-mère, est sur les brisées de sa propre mère, Madeleine. Et, enfant, elle se sentit à la fois couverte de honte et habitée d’un instinct rebelle et effronté. Elle laisse Maurice à sa mère qui l’élève « comme à la campagne ». Un petit coup de gnole dans le biberon et il dort bien quinze heures ! Ça donne des réflexes.

On apprend, toujours incidemment, que Utrillo reçoit la Légion d’honneur. La presse couvre le mariage avec Lucie Valore avec un titre perfide : « Le célèbre peintre Maurice Utrillo se libère d’une mère fantasque pour trouver le bonheur auprès d’une riche veuve. » La relation fusionnelle entre Suzanne Valadon et son fils émerge quand il la menace avec un couteau puis fond en larmes avec elle.

Un roman de vies si étranges, si exceptionnelles. Et la mère qui compose une sorte de honte et une force d’âme, avec évoqués tour à tour ses tableaux, ses amours, ses poses. Tout chez elle va ensemble, d’une certaine façon tout l’accuse, et pourtant le roman est porté par une rêverie (un cauchemar ?). Utrillo est plus lointain, il est vu de ses yeux à elle.

Une tension abyssale

En 1935, sur son lit d’hôpital, l’âge défait le charme grâce auquel elle fit son chemin dans le monde. La maladie désole son corps.

C’est un récit monté (bâti) sur une je réinventé, mais au plus juste de la réalité. Le passé apparaît par bribes. Les monologues de Suzanne Valadon fouillent dans sa vie, dans ses insurrections, ses remords. Le titre qu’a choisi Corinne Samama ne doit pas égarer. Maurice Utrillo est son plus grand désastre, il est aussi sa plus grande fierté.

Chacun comprendra à sa manière la tension extrême entre un homme qui dit : « ma mère a toujours fait passer sa peinture avant moi. Pour autant elle reste mon artiste préférée » et une femme qui s’est intéressée à son fils « quand il a commencé à peindre ».

Le récit sobre et sensible ne donne pas de clé. Il ouvre, accompagné de repères biographiques, sur la vie radicale d’une femme hors normes au sens fort du terme, autrement dit sur les élans d’une femme affamée de vie.


Corinne Samama, Utrillo, mon fils, mon désastre, selon Suzanne Valadon, Editions Ateliers Henry Dougier, Paris 2024, 137 pages, 13,90€

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