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La société de défiance

En 2008 paraît un court opuscule intitulé La société de défiance et sous-titré Comment le modèle social français s’autodétruit. Sa thèse : la méfiance entre citoyens et vis-à-vis des institutions publiques est plus forte en France que chez ses voisins. Ce déficit de confiance réduit significativement l’emploi, la croissance et, surtout, l’aptitude des Français au bonheur.

Les auteurs

L’ouvrage est publié par le CEPREMAP, un centre de recherche lié à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il est signé par deux économistes, Pierre Cahuc et Yann Algan. Le premier est le plus connu. Il a alors 46 ans, enseigne à Polytechnique et à l’Ensae. Ses travaux portent essentiellement sur le marché du travail. Il est considéré comme un libéral.

Le second a alors 34 ans et enseignait jusque-là comme professeur invité au MIT et à Harvard. Revenu en France en 2008, il y développe sa réflexion sur la confiance.

Le constat de départ

Nota : L’ouvrage est accessible en ligne.

La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’examen de sondages réalisés dans la plupart des pays développés. Les auteurs comparent les réponses données par les Français à celles données par les habitants d’autres pays. Il s’agit de l’adhésion à des affirmations comme « pour arriver au sommet, il est nécessaire d’être corrompu », « j’ai confiance dans la justice », « j’ai confiance dans le parlement ». Toutes les questions montrent que les Français sont parmi ceux qui ont le moins confiance dans leurs institutions, mais aussi dans les autres en général.

A la question « il est possible de faire confiance aux autres », 21 % des Français répondent positivement, contre 37 % des Allemands, et 45 % des Suisses, et les deux tiers des Norvégiens ou des Suédois…Nota : les autres, ce sont les voisins, les collègues, les personnes que l’on croise ici ou là.

La part des personnes qui déclarent « trouver injustifiable de réclamer indûment des aides publiques » est de 38% en France, 59% en Allemagne et 89 % au Danemark. Les Mexicains, les Italiens, les Chinois ou les Irlandais ont plus de sens civique que les Français.

Dans une deuxième partie, les auteurs montrent que cette défiance n’est pas un trait historique des Français. Un certain nombre d’analyses, en particulier sur les descendants d’immigrés aux U.S.A., leur permettent de considérer que le basculement vers plus de défiance aurait eu lieu après la Seconde Guerre mondiale.

La recherche des causes

Les auteurs partent du modèle d’État-providence d’un autre chercheur ( G. Esping-Andersen). Celui-ci en distingue trois types : le modèle conservateur, le modèle social-démocrate et le modèle libéral.

« Selon cette classification, l’État-providence français est conservateur, car il cultive les distinctions de statuts et la hiérarchie entre individus. Les dépenses sociales dans ce type d’État sont généralement élevées. Mais elles ont pour but premier de préserver les statuts afin de renforcer un ordre social traditionnel. Les États-providence conservateurs sont donc généralement associés à un fort corporatisme et à un fort dirigisme. »

En France une bonne partie du système social (à commencer par les retraites) est organisé sur une base corporatiste (selon les métiers). La France a ainsi 10 systèmes de régimes publics de retraite, distincts selon le statut professionnel, quand le Canada, le Danemark, les USA ou le Royaume-Uni n’en ont que 2. L’Italie en a 12.

L’étatisme des pays a été mesuré par la part du PIB consacrée aux retraites des fonctionnaires. Sur 15 pays de l’OCDE, la France est, après l’Autriche, le pays dans lequel cette part est la plus forte.

Les modèles sociaux-démocrates (égalitaristes et universalistes) sont la marque des pays scandinaves, du Pays-Bas et du Canada. Le modèle libéral s’observe dans les pays anglo-saxons (et la Suisse).

A l’opposé des pays les plus libéraux, mais aussi des pays sociaux-démocrates, la France se caractérise par une peur du marché et de la concurrence et une demande d’intervention étatique (selon différentes modalités).

Le mélange français, entre étatisme et corporatisme est unique, selon les auteurs. Il expliquerait selon eux le faible niveau de confiance dans les autres comme dans leurs institutions. En bons économistes, ils notent que cela a un effet négatif sur l’économie, la confiance étant à la base de la relation contractuelle.

Réactions à l’ouvrage

La thèse a fait l’objet d’analyses diverses : c’est le principe même du fonctionnement de la recherche.

Éloi Laurent est un économiste marqué à gauche (il a été deux ans au cabinet de Lionel Jospin et fait partie du parlement de la NUPES). Il réagit début 2009 dans un article paru dans la Vie des idées (Collège de France). Il critique les trois parties du raisonnement : définition du concept de confiance, identification de la période où les Français ont changé et analyse du système social. Mais il donne l’impression d’une opposition de principe, pour défendre un modèle social auquel il est attaché et qui lui semble attaqué

Olivier Blanchard est sans doute un des meilleurs économistes français voire du monde. Il a été chef économiste et directeur des études du FMI. Dans sa note de lecture de La société de défiance, il commence par pointer l’intérêt de ce type d’ouvrage qui part de données solides mais peu étudiées pour formuler des hypothèses nouvelles. Il pointe la fragilité du raisonnement en deuxième partie. Sur la troisième partie, il n’est guère convaincu par l’importance du corporatisme. Il souligne en revanche l’impact du centralisme, lié en France à une double tradition, colbertiste et marxiste.

Quinze ans après la parution de l’ouvrage, on observera qu’il n’a pas marqué les recherches ultérieures, sauf celles de Yann Algan. Il reste cependant un marqueur de la réflexion sur un phénomène qui a pris depuis une importance majeure : la question de la défiance. Le livre s’est vendu à plus de 20 000 exemplaires alors qu’il était accessible en ligne, ce qui marque un succès public certain. Mais c’est dans le domaine politique et non économique que ce sujet est devenu majeur.

Nota : cet article est le deuxième d’une série sur la confiance(ou son absence). Le premier s’intitule « la défiance mine notre société« .

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