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Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs

Mathias Enard, le prix Goncourt 2015 avec son roman « Boussole », a publié récemment son septième roman dont le titre est celui de cet article.

Ce livre est un roman hors normes, inclassable, mais qui allie truculence, amour des gens, poésie champêtre, histoire locale des Deux-Sèvres, à deux pas de Niort. Il se déroule aussi bien à notre époque qu’au travers des âges, car il est construit autour de la Roue du Temps, dispositif de réincarnation perpétuelle des âmes.

Cela donne une incroyable mosaïque d’histoires personnelles qui se mêlent et s’entrecroisent au fil des siècles, selon que l’on est animal, homme, femme ou, pour les plus mauvais des gens, annélide.

Tout démarre avec l’arrivée dans une ferme des Deux-Sèvres à La -Pierre-Saint-Christophe, de David Mazon, ethnologue en devenir, qui, pour sa thèse, vient étudier les mœurs et destins locaux en projetant de réaliser une centaine d’interviews des autochtones réparties en deux campagnes de six mois. Il se donne pour ce travail un an.

Mais rapidement, les personnages se multiplient, et, alors que le lecteur commence à les connaitre un peu, ils meurent et l’on plonge dans leurs vies passées ou futures…à en donner le tournis.

Pourtant cet ouvrage est déconcertant dans sa construction. Pendant les quatre-vingt-neuf premières pages, on a l’impression d’une chronique quotidienne de la vie de l’étudiant qui fait peu à peu connaissance avec la vie à la campagne au fil de ses rencontres locales. On se demande dans quel drôle de bouquin on a mis le nez et où l’auteur veut nous emmener.

Mais arrivent ensuite sept chapitres intitulés chacun « Chanson » qui le déconcertent encore davantage, car ils nous entraînent dans des époques et auprès de personnages multiples dont plusieurs sont des réincarnations de personnes déjà croisées.

Peu à peu, pourtant, le roman se concentre sur le maire de la commune, par ailleurs, fossoyeur, qui prépare le banquet annuel de sa confrérie.

La vie tourne autour du café-tabac du village où les destins des Pétrochristophoriens se croisent et s’entrecroisent au rythme des réincarnations, dans voici un bel exemple :

« Un dernier battement de cœur vida presque immédiatement le beau sanglier de son sang sur le plancher de métal bosselé [ndlr : coffre d’une camionnette] et lança dans la mort le porcin qui avait été le père Largeau, qui avait été grenouille, ragondin, puis batelier sauvage dans le marais sombre ; celui qui avait joui une demi-heure en chevauchant sa laie, celui qui avait croassé dans les crépuscules d’été, nagé à n’en plus pouvoir, joué avec les lucioles, écouté le chant liquide de la barque que l’on pousse, les glouglous de la godille… comme nous scintillons tous dans la nuit infinie, un temps, avant d’être précipités de nouveau dans la Roue, vers la souffrance, encore et toujours, qui est sur Terre et point ailleurs. »

Notons que la réincarnation en humain, animal, végétal, phénomène météorologique, etc., se fait le plus souvent dans le même périmètre géographique et toujours avec la plus totale amnésie de son précédent état.

Mais le cœur du livre est le banquet annuel des fossoyeurs, trêve annuelle durant laquelle la mort s’abstient de sévir pour laisser les membres de cette nécessaire confrérie festoyer tout en philosophant.

Chaque orateur y va de sa thèse : l’heure n’est-elle pas venue d’autoriser des fossoyeuses au nom de l’égalité hommes/femmes ? L’urgence de passer à des enterrements plus écologiques, en particulier sans embaumement avec des produits formolés qui finissent dans la terre qu’ils corrompent ce faisant, pour prôner la permaculture sur trépassés.

D’autres y vont de leur page historique : comment Ludivine de la Mothe parvint à soulager Gargantua doté un attribut viril « de la taille d’un bus » ; comment la fée Mélusine a créé la célèbre lignée des Lusignan qui régna plusieurs siècles sur Chypre et compta parmi elle un vassal poitevin de Richard Cœur de lion.

Le Grand maître Sèchepine, décrit la liste de ce qu’il a ingurgité jusquelà et c’est un déroulé démesuré, truculent où se mêlent tout ce que l’imagination peut concevoir. C’est une énorme énumération à la Rabelais que je vous le soin de goûter. Vous verrez, c’est drôle et très appétissant.

Puis, enfin, est prononcée la formule sacramentelle finale rituelle :

Les fossoyeurs jamais ne rentreront bredouilles;
Enterrons tous les corps
Et, enfin, enterrons la mort,
Bas-beurre de baratte à couilles!

Le roman se termine sur l’évolution de la situation de notre jeune ethnologue. Il connait de mieux en mieux les us et coutumes locales, mais il lui reste encore et toujours des progrès à faire : s’interrogeant sur la façon dont les paysans du Marais poitevin emmènent leurs vaches sur des parcelles totalement entourées d’eau, un personnage donne la clé de la méthode : « elles sont hélitreuillées aux beaux jours » et il précise : « Si tu reviens dans un mois tu verras beaucoup de va-et-vient d’hélicoptères avec des vaches suspendues. Ensuite, ils les posent dans les prés et reviennent les chercher à la fin de l’automne. »

Mais je vous laisse le plaisir de le lire car, si je ne suis pas parvenu à vous donner l’envie de plonger dans cette belle curiosité, c’est que c’est sans espoir !


Ici, pour vous mettre en bouche, une bonne feuille à lire sans modération. J’ai particulièrement aimé et je ne voudrais pas la garder pour moi.

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