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Un entretien avec Hélène Langevin-Joliot

Hélène Langevin-Joliot, petite-fille de Pierre et Marie Curie, fille d’Irène Curie et de Fréderic Joliot a suivi les traces familiales en choisissant la recherche en physique nucléaire. Après une thèse à Paris, elle a poursuivi ses recherches à l’Institut de physique nucléaire d’Orsay. La famille « aux cinq prix Nobel » fait partie du « patrimoine scéen ». Hélène Langevin-Joliot témoigne et nous parle des engagements forts de ses parents.  

JB : Enfant, vous évoluiez au milieu de scientifiques ; on imagine une ambiance familiale très sérieuse. Cela n’a pas été étranger à votre choix de devenir à votre tour physicienne nucléaire.

HL-J : Mes parents parlaient peu de leur vie au laboratoire et de leurs recherches, sauf en les replaçant dans un cadre général. La vie de famille était importante. Chaque été, nous passions près de deux mois en Bretagne. Ils ne mettaient aucune pression sur nos études. Notre éducation était assez libre, mais la science y tenait quand même une place importante. Nos parents cherchaient souvent à susciter chez mon frère et moi une certaine curiosité scientifique. Ils aimaient nous faire réaliser des expériences simples qui restaient ludiques. Je dois dire que c’est une méthode qui peut rendre la science attractive et qui devrait être plus utilisée dans l’enseignement des sciences actuellement ! Quant à moi, dans ce contexte, le choix de préparer une école d’ingénieur s’est fait très naturellement, et à la sortie je me suis orientée vers la physique nucléaire au CNRS.

JB : Durant la Première Guerre mondiale, Irène, âgée de 17 ans, a fait preuve avec sa mère d’un engagement civique et physique remarquable en allant sur le front à bord des « voitures radiologiques ». C’est une expérience connue, mais quels souvenirs votre mère en avait-elle gardé ?

HL-J : Marie Curie avait vite compris que les rayons X pouvaient être utilisés pour localiser les éclats d’obus dans le corps des blessés et en faciliter l’extraction. Elle avait pu équiper des voitures d’appareils de radiologie et n’hésita pas à aller sur le front. Cela a permis de sauver de nombreuses vies humaines. Ma mère participa à ces opérations. Cet engagement était pour elles une évidence. Mon frère et moi lui demandions parfois comment Marie Curie avait pu envoyer sa fille si jeune seule sur le front. J’ai trouvé plus tard dans l’article « Marie Curie, ma mère » publié dans la revue « Europe » la formule qui résume toutes ses explications : « Ma mère ne doutait pas plus de moi qu’elle ne doutait d’elle-même ». Il est clair que ma mère avait été marquée par cette expérience. Elle en avait gardé une haine de la guerre. Elle la partageait avec mon père qui lui, avait perdu son frère aîné en 1914. Cette période a eu un effet déterminant sur leurs engagements intellectuels et politiques ultérieurs. Leurs responsabilités officielles à tous deux furent nombreuses. Je citerai à titre d’exemple la participation de ma mère à la création de l’UNESCO en 1945 pour une collaboration entre les nations pour l’éducation, la science et la culture.

JB : On pourrait voir une contradiction entre le pacifisme et les recherches d’Irène et Frédéric Joliot qui ont abouti à la découverte de la radioactivité artificielle récompensée par un prix Nobel de chimie en 1935 ?

HL-J : Cette découverte a eu de très nombreuses applications utiles parmi lesquelles l’utilisation des isotopes radioactifs comme indicateurs en biologie et en médecine, qui a joué un rôle majeur pour le développement de ces disciplines. C’est dans la ligne de recherches sur de nouveaux isotopes radioactifs, qu’a été découverte la fission de l’Uranium. Cette découverte-là a été lourde de conséquences pour l’humanité. Les connaissances acquises dans les laboratoires auraient pu déboucher vers la production d’isotopes radioactifs intéressants et à moyen terme sur la production d’énergie nucléaire. L’histoire en a décidé autrement. La Deuxième Guerre mondiale a fait que cette découverte a été détournée à des fins militaires plutôt que civiles. Je citerais mon père, Fréderic Joliot « le temps n’est plus où le scientifique pouvait dire : voilà ce que j’ai trouvé ; il doit se préoccuper de ce que l’on fait de ses découvertes ; qui ? pourquoi ?  » Cette phrase reste pour moi très actuelle.

JB : L’Union des femmes françaises, crées-en 1944, revendiquait l’égalité homme femme tant dans le domaine économique que politique. Ce fut un combat de votre mère.

HL-J : Il y a eu des avancées énormes depuis le début du siècle dernier dans le domaine de la vie des femmes même s’il y a encore des progrès à faire. Dans le domaine scientifique, on doit rappeler que ma grand-mère fut la première femme à accéder au poste de professeur à la Sorbonne. Pierre Curie avait dû exiger que le prix Nobel de physique soit attribué à Pierre et Marie !  Faire reconnaître les mérites de Marie Curie comme femme scientifique de valeur était loin d’être une évidence à cette époque. Il a fallu attendre (1979) pour qu’une femme soit élue à l’Académie des sciences. Par un curieux retournement de situation, Pierre Curie est maintenant souvent mis en retrait par rapport à Marie Curie alors que son rôle a été essentiel dans la découverte de la radioactivité naturelle. D’ailleurs je dois dire qu’en 1995, la demande de panthéonisation concernait uniquement Marie Curie, ce à quoi notre famille s’est opposée.

JB : Je reviens à une réflexion que l’on peut avoir concernant le peu de reconnaissance de Sceaux envers une famille dont l’histoire reste exceptionnelle. Votre père Fréderic Joliot a fait ses études au lycée Lakanal ; vos parents sont enterrés au cimetière de Sceaux. Un oubli incompréhensible ? Qu’en pensez -vous ?

HL-J : Ce n’est pas à moi d’en juger. Je me souviens de diverses conférences ou cérémonies à Sceaux à l’occasion des centenaires de naissance ou de décès. Un bâtiment de Travaux pratiques dans le parc du Lycée Lakanal porte le nom de mon père ! Il existe dans différentes villes de France des collèges ou lycées portant les noms de Fréderic et/ou Irène Joliot-Curie. En dehors de ce type de reconnaissance officielle, Je crois que l’évocation de la vie et de l’œuvre des Joliot-Curie peut contribuer au développement d’une culture scientifique qui puisse être partagée par tous. Une telle culture est  une exigence majeure à notre époque, selon moi.

  1. […] notamment sur une étude d’une chercheuse, Isabelle Daloz (qui se trouve être la nièce d’Hélène Langevin). Celle-ci est spécialisée sur le sujet depuis longtemps et a notamment publié (avec d’autres) […]

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