Fabrice Bonnifet est en charge du développement durable auprès de la direction générale du groupe Bouygues. Il exerce la fonction depuis quinze ans ; sans doute est-ce la raison pour laquelle il s’exprime avec une aisance sans faille, une forte conviction, sur la responsabilité environnementale des entreprises. Florence Presson, dans le cadre du cursus Economie circulaire et intelligence collective qu’elle anime à l’IUT de Sceaux l’avait invité ce mercredi 20 avril à rencontrer étudiants, universitaires et citoyens intéressés. Il présentait son livre, coécrit avec Céline Puff Ardichvili : L’entreprise contributive : Concilier monde des affaires et limites planétaires, publié récemment chez Dunod.
Intégrer la science
La démarche de l’Entreprise contributive est soutenue par cinq piliers qui forment le plan du livre et, de fait, celui de l’intervention de Fabrice Bonnifet. Le premier est la capacité à intégrer les résultats scientifiques. Cette exigence répond à deux préoccupations. D’abord, les risques environnementaux sont bien établis scientifiquement et il est impératif de les prendre en compte en les associant concrètement aux flux matière qui entrent et sortent de l’entreprise. Or ces types de données sont très peu traités. Ensuite, il faut se départir de l’idée que si un produit se vend, c’est qu’il correspond à des besoins et qu’à ce titre il est bon. Le marché n’est pas, en lui-même, générateur d’équilibre environnemental ; au contraire. Le marché n’est pas une bienfaitrice main invisible.
Des outils d’analyse d’impacts arrivent. Bouygues et le Shift Project développent des moyens « d’entrer des flux physiques en relation avec un business donné », comme des quantités de silicium pour un composant donné, ou de ciment ou de métaux. Ainsi, il est possible d’évaluer les émissions de carbone associées. Il rappelle, pour en souligner l’importance critique, que « dans 28 ans, les entreprises n’auront plus le droit d’émettre du carbone. »
A quoi sert une entreprise ?
Le deuxième pilier est celui de la raison d’être. Jusqu’à présent, il s’agissait de gagner de l’argent et c’était là le symbole de la réussite. Il va sans dire que le bien commun n’y est pas au centre. Non que les dirigeants, individuellement, y soient indifférents ; mais ils ne sont pas jugés sur ce critère, par les actionnaires en particulier. Pour Fabrice Bonnifet, cela doit changer et cela a commencé à changer.
Une façon d’aborder la nouvelle relation au monde que la transformation implique est de se poser deux questions. « Comment serait la planète si mes produits n’existaient pas ? » Autrement dit, en quoi sont-ils spécifiques, indispensables ? Ensuite, « qu’est-ce qui irait mieux si mon entreprise n’existait pas ? » Autrement dit, quelles sont ses « externalités négatives » ? Ambitieux, n’est-ce pas ?
Rien aujourd’hui dans la comptabilité ne prend en compte ces données, ne traite du capital naturel, ne renseigne sur les coûts d’entretien des ressources. Il cite Jacques Richard et son livre : Révolution comptable. Pour une entreprise écologique et sociale, paru aux Editions de l’Atelier.
Changer de modèle d’affaires : passer aux usages
Il s’agit ici de passer à un « modèle fonctionnel » basé sur l’usage des choses et non sur leur propriété. De passer de la logique de fabrication à la logique de location. Quel est l’enjeu ? Du point de vue du fabricant, trouver des clients prêts à acheter ses produits pousse immanquablement à renouveler les produits pour maintenir l’activité et les outils de production. Louer l’usage des produits pousse à faire durer lesdits produits aussi longtemps que possible.
L’exemple de Michelin est cité. Il a désormais une offre de location de pneus camion. Idem pour Ricoh, le fabricant de photocopieurs, qui vend des copies et non pas forcément des machines. Si cette démarche ne s’applique pas à tous les produits, elle ouvre une perspective vertueuse en termes de rapport avec les matières premières.
Manager par la valeur
On touche ici à la notion très en vogue d’Entreprise libérée. Son principe est la confiance envers les salariés. Elle consiste à laisser les salariés prendre des initiatives individuelles plutôt que de leur imposer des directives suivies de contrôles. Le coût des contrôles, selon Fabrice Bonnifet, est bien supérieur à la paresse qu’il est censé détecter. En laissant les équipes choisir leur leader, en distribuant la responsabilité, le climat ainsi créé permet aux compétences de mieux s’exprimer.
Libérer l’entreprise de ses freins passe par une transformation simultanée de ses relations humaines et de ses modes opératoires. La démarche proposée dans le livre permet à toute entreprise de se « libérer », quels que soient son domaine, sa situation et sa taille. Elle recommande d’agir simultanément sur quatre leviers opérationnels : l’organisation, les processus de conception et de fabrication, de maintenance, la gouvernance et la gestion des collaborateurs.
Valoriser l’immatériel
Plus rapide, l’heure avançant, a été l’évocation du capital immatériel des entreprises. On comprenait bien qu’il s’agissait de celui produit par les équipes, la connaissance collective, la motivation. On est ici dans un patrimoine fait de savoir-faire, de la réputation, des relations avec les parties prenantes, de l’histoire, et des valeurs. On est dans cet invisible qui est à la base de toute création de valeur.
Mais l’idée est ici d’ajouter à la valeur qui se lit dans les bilans comptables classiques, de nouveaux items traduisant la réconciliation de l’entreprise et de la société, la création de valeur commune, partagée. Car tous les bénéfices ne sont pas égaux et ceux qui incluent l’économique et le sociétal créent un cercle vertueux. Plusieurs remarques ont réprouvé un capitalisme échevelé qui exerce une pression à court terme sur le management dans le but de maximiser les résultats financiers. Cette pression va au détriment des exigences collectives, dont celles liées à la situation planétaire.
Ce faisant, il appelait de ses vœux à une nouvelle économie, plus immatérielle, une nouvelle génération d’entreprises innovantes, productives et respectueuses du bien commun qui est notre commune nature.
Bons mots
Il semble que Fabrice Bonnifet aime à ponctuer ses interventions de phrases bien senties. On en a relevé deux. L’un pour soutenir l’usage plutôt que la propriété : « Jouir de tout sans rien posséder. » L’autre, visiblement, défiante vis-à-vis des économistes: « Le PIB dit ce qu’on gagne, pas ce qu’on doit. »