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Roger, la MJC, la gymnastique et les oiseaux

Il est tout en muscle, mais surtout en souplesse. Assis sur le tapis de sol, il rapproche ses pieds du corps, il enroule le buste comme je n’y arriverai jamais. Des générations sont passées, non entre ses mains, mais entre ses préceptes, il est professeur de gymnastique à la MJC depuis 2000, tout le monde l’appelle Roger.

Pour avoir suivi ses cours, je l’ai vu comme un amoureux des oiseaux. Il en parle souvent. Il montre ses photos. J’ai extrapolé et pris cela pour une sensibilité particulière pour l’ornithologie. Il dément : les oiseaux sont pour lui un sujet par défaut, il veut dire, venu à lui par hasard. Pendant les heures de gymnastique dans le parc, pour ses cours ou pour lui-même. Le confinement, en le forçant à quitter la salle, a mis les oiseaux devant son objectif.

On peut être amateur et passionné. C’est son cas. Depuis 1997, la photo est dans son quotidien. Appelons ça un violon d’Ingres, si ce n’est qu’il a pu quelquefois en tirer quelque argent. Il est autoentrepreneur photographe, au cas où, mais ni son propos ni le ton de sa voix n’indiquent qu’il cherche à vendre à tout prix.

Itinéraire d’un enfant pêcheur

D’où vient-il ? Quel parcours l’a conduit jusqu’à Sceaux où il s’est installé il y a un an. L’écouter suffit à se convaincre que tous les chemins peuvent mener à Rome (en passant par la rue Houdan). Sa formation initiale, son premier emploi, son hobby d’enfant, ce sont les poissons (la pêche et l’aquariophilie). Son père, peintre en bâtiment de profession, constructeur de conviction, bâtit la maison familiale. Tandis qu’il creuse les fondations, il prévoit pour son fils, dont il comprend et encourage le goût, des bassins d’élevages dans lesquels Roger élève des poissons exotiques et les revend. Il est au collège et il se fait déjà quelque argent.

Il suit une formation en pisciculture au lycée de Guérande, renommé en la matière, puis travaille trois ans dans une pisciculture de Fontaine-le-Vaucluse. La Sorgue y ressurgit d’entre les entrailles du Luberon ; elle offre une eau fraîche et idéale pour l’élevage. Ce n’est donc pas le goujon qu’il taquine, mais la truite.

Il est appelé sous les drapeaux, puis demande à rempiler pour un an, devient sous-officier, suit des cours du soir d’éducateur sportif. Revenu dans le civil, il passe l’année suivante (1987-1988) un brevet dit BEACPC (Brevet d’Etat d’Aptitude à l’Enseignement de la Culture Physique et du Culturisme) à Bordeaux. Il a été créé en 1985 par le ministère des Sports, qui doit réagir énergiquement à une mode qui se répand alors avec son lot d’accidents. Véronique et Davina connaissent un incroyable succès avec la gym tonic une émission télé d’aérobic que les deux femmes, musique disco en fond sonore, animent. Elles portent des bodies flashy et des chaussettes montantes. Jetez un coup d’œil sur Youtube, c’est amusant et ça éclaire. Elles chauffent une classe de groupies qui les accompagne sur le plateau. Sur un pied puis sur l’autre, les bras, les épaules, les abdos. Une boîte à rythmes inépuisable syncope à forte fréquence, Véronique et Davina ne connaissent pas le repos. Elles font des émules et ce sont des files de patients que voient passer les kinés et par conséquent la sécu. Il faut réagir. Le ministère décide de former fissa des gens qui ont le sens de la mesure. Roger fait partie du lot.

1988. Trois années, deux salles, à Bollène puis Bagnols-sur-Cèze, ça marche plus ou moins. Marcoule, entre Montélimar et Avignon est sur le déclin. Avec la réorganisation de la centrale nucléaire. La population, se souvient Roger, se paupérise. Puis, fin 1991, c’est Tremblay-en-France, du côté de

Roissy, où il exerce 9 ans dans une salle de musculation municipale. C’est en 1997 après sa carrière de compétiteur en culturisme qu’il commence à prendre des photos ; au début, elles sont personnelles, touristiques, sans autre prétention que le plaisir de photographier. En 1999, il rencontre un reporter qui, pour financer un voyage en Amérique latine, vend un boîtier. Il lui achète et comprend ce que permettent des matériels professionnels.

La scène

Peu après son arrivée en région parisienne il a découvert le théâtre et rencontré des comédiens. Il y avait scène ouverte le dimanche soir rue de Trévise. Armé de son nouvel équipement, il voit les artistes défiler devant son objectif. « Je fais des photos de la scène. Pas de pose. Je n’aime que le vif. Mes photos ont plu. J’ai fait des tirages pour les troupes. » Ses horaires de prof de gym ne permettent pas d’être suffisamment disponible pour cette sorte de double vie.

En 2000, il démissionne de son poste, espère vivre de la photo, ne trouve que des jobs qui ne l’intéressent guère comme de tirer le portrait de touristes sur les péniches et de développer en un temps record. Pas de ça, Jeannette ! Un jour au pied de la tour Eiffel, il entre au CIDJ et trouve à se réemployer dans les cours de gym. C’est à ce moment qu’il commence à la MJC de Sceaux. Pas à plein-temps, loin de là, il cumule des postes un peu partout en Île-de-France, ira jusqu’à en avoir cinq en cinq endroits différents. Quand on sait qu’il ne se déplace qu’en transports en commun, on mesure sa détermination.

Il gagne sa vie dans le sport et la dépense en matériels et en pellicules. Il écume les scènes et festivals de théâtres de rues. Fin 2001, il découvre et espère beaucoup du théâtre de bar, un mouvement artistique très actif dans l’Est parisien. Ce sont des pièces spécialement écrites pour ce type de lieux, avec décors minimaux et des mises en scène ad hoc, des comédiens payés au chapeau (ce qui n’empêche pas d’être déclarés). C’est un moment de grande inventivité, de grande exaltation aussi. Il y a des one-man-shows comme ceux de Pascal Tourain (qui arrivait à s’enfiler un mètre de pastaga en live pendant son spectacle (très physique, semble-t-il). Roger s’amuse en se souvenant du joyeux délire qui hydratait les spectacles.

La Patache, rue de Lancry, c’était La Mecque du théâtre de bar ; Le Buveur de lune, rue Léon Frot, n’était pas loin. Il photographie beaucoup, vend un peu. « J’étais connu de tous les bars du circuit (une petite dizaine). La mode dure quelques années puis s’épuise. Comme toutes les modes, elle est victime de son succès. Beaucoup « d’artistes » opportunistes, peu scrupuleux se sont immiscés dans cette mouvance qui marchait très bien. La qualité a baissé. L’arrivée sur le marché du numérique grand public bouleverse le rapport à l’image, l’économie du spectacle et de la presse écrite. » Il se réfugie dans la danse. Les galas d’écoles, les photos de classes : les familles sont demandeuses. C’est sa principale activité professionnelle.

Les oiseaux

Ce qui nous amène aux oiseaux. Ce que j’avais cru être son dada n’arrive que récemment dans sa vie et un peu par hasard. Pendant le premier confinement, il chasse souvent à Saulx-les-Chartreux, près de Longjumeau. Sur la retenue d’eau, ce sont les grèbes huppés, animaux aquatiques auxquels il trouve de jolies couleurs, de jolies formes, des proportions qui ont sa préférence. Il précise : ils n’ont pas de gestuelle particulière. La remarque laisse rêveur. Oui, le mouvement, le geste, c’est en lui. Et ça n’est pas sans rapport avec la gymnastique qui est tout entière là-dedans.

Les cormorans l’impressionnent à cause du déploiement de leurs ailes, de leurs silhouettes noires. Et le héron si reconnaissable entre tous, qu’on ne peut approcher de près, l’intéresse s’il a un poisson dans le bec. Eh oui, il bouge alors et le poisson remue.

Quand il emménage à Sceaux, l’année dernière, le parc devient un lieu familier où il passe de longues heures. En hiver, il photographie le givre, le blanc étalé sur les bosquets et les allées. Au printemps, il cherche les oiseaux. Il observe longtemps. Il aime les oiseaux en vol. Il repère un nid de faucon dans le mur de soutènement qui surplombe au nord le grand canal. Si la femelle n’est pas dans le nid, elle est postée sur un arbre au soleil. Elle se dore la pilule en quelque sorte. Elle attend que le mâle ramène une proie, qu’elle dépèce sur l’arbre, porte et régurgite dans le bec des petits cachés dans le mur. Puis ce sont des mulots morts qu’elle dépose dans le nid.

Il a photographié, dit-il, au moins trente espèces. Une fois, un samedi matin, près du petit château où pêchent souvent des hérons, il est tombé sur un martin-pêcheur. Il en parle fièrement. Jamais personne ne lui avait parlé d’une telle présence, il a réussi à le photographier alors qu’il était sur le bord du bassin, gros comme un moineau, mais d’un bleu métallique et puissant qui se verrait à deux cents mètres. Il est dans son album. Il est tout petit.

Depuis la fin août, des buses d’un bon mètre cinquante d’envergure survolent le parc. Il en a vu une, puis deux et il y a quelques jours, il en a vu trois.

Comment situer sa relation à la photographie ? Je lui propose : c’est un besoin pour vous ? Absolument pas, répond-il, sans la moindre hésitation. Les besoins c’est manger, boire, dormir et respirer. La photographie est une envie.

Mais une envie qui, malgré le temps, ne semble pas s’épuiser, ne tient-elle pas un peu de la soif?

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