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Noms de lieux : un aperçu sur les travaux de l’ONU (2/2)

Le précédent article présentait les recommandations émises par le Groupe d’experts des Nations unies pour les noms géographiques (GENUNG), telles que Pierre Jaillard qui le préside nous en avait dressé le contour. Voici à présent, le second aspect des travaux du groupe, les décisions, précédé pour la compréhension d’une petite mise en perspective historique.

Décisions

Dans les années 1960, l’ambiance intellectuelle de la décolonisation et l’influence soviétique aidant, la tendance est à la stigmatisation des exonymes. Ils sont perçus alors comme des signes d’influence occidentale présente ou passée. Cette position s’est alors imposée à l’ONU. Lors de la sécession de la partie orientale du Pakistan en 1971, c’est Bangladesh qui est choisi en français et non Bengale, qui existait.

Les années 1980-1990 voient une certaine prise de distance avec ces références aux noms locaux. En 1993, un arrêté est pris par les ministères des Affaires étrangères et de l’Éducation nationale disposant que lorsqu’un exonyme existe, il est choisi. Plusieurs pays rejoignirent la position française, dont les pays baltes (notamment pour des raisons linguistiques de déclinaison des noms propres, et peut-être aussi animés par la question de leur indépendance vis-à-vis de la Russie).

Un nouveau tour est pris dans les années 2000, avec la question de la diversité culturelle et linguistique, et celle corrélative dite de l’inclusion, qui est un autre aspect du débat. L’ONU se met à soutenir les langues minoritaires, avec des conséquences politiques potentiellement importantes. Le soutien accordé aux noms régionaux envoie des signaux parfaitement reçus par les mouvements régionalistes, mais aussi indépendantistes. J’avais compris dans un premier temps que du côté de la Kabylie ou du Pays basque, pour n’en citer que deux parmi la multitude, un appui à des noms d’origine est politiquement très chargé par rapport aux États. A quoi précise d’emblée Pierre Jaillard, si le basque concerne bien deux pays, la France et l’Espagne, le tamazight va au-delà de l’Algérie et de la Kabylie, avec d’autres pays peuplés de populations parlant cette langue (Berbères, Touaregs), dont le kabyle n’est qu’une variété.

Si  l’ONU soutient le recueil et la promotion des noms locaux ou indigènes, elle recommande « d’éviter les modifications inutiles » que la revendication de leur substitution aux noms actuels risquerait de provoquer. Les cultures occidentales n’ont pas toutes la même sensibilité sur ces questions. Les pays nordiques sont plus attachés à l’usage des noms indigènes (les noms samis en Finlande, par exemple), les pays méditerranéens plutôt à la stabilité des noms.

Cette tendance à survaloriser un retour aux origines comme pour effacer les méfaits de l’histoire revient pour Pierre Jaillard à espérer guérir une maladie telle que l’uniformisation culturelle en ne soignant que ses symptômes. À l’inverse, cela supprime l’indicateur qui permet de mesurer les causes, et cela leur permet de perdurer, voire de prospérer. On le voit bien avec l’interdiction des statistiques ethniques, dont on ne peut pas dire qu’elle ait fait reculer le racisme, ou le politiquement correct venu des États-Unis et qui s’étend à la vitesse des réseaux sociaux, qui prétend corriger la société en corrigeant son langage. Il y voit une sorte une pensée magique qui fonctionne à contresens des causalités réelles et qui est dangereuse pour la rationalité.

Un nouveau thème commence à être discuté par les experts, celui de la commercialisation des noms de lieux. C’est un débat récent qui s’impose à l’ordre du jour et qui concerne la perspective pour les collectivités locales de vendre leur compétence de dénomination des voies publiques à des intérêts privés. On commence à voir de telles situations en Océanie. On peut fort bien imaginer qu’en France aussi, des collectivités en recherche d’argent y trouvent une source de financement. Une privatisation des noms aurait des conséquences fâcheuses, non seulement de soumission du bien commun aux intérêts privés, mais aussi sur leur stabilité : ils pourraient changer selon les financeurs, comme le Palais omnisport de Paris-Bercy devenu Accor-Hôtels-Arena !

Difficiles choix

Les noms de lieux suscitent des conflits et des espoirs. Le sujet semble inépuisable, tant les choix toponymiques sont délicats et pèsent sur l’avenir des régions ou des pays. Exonymes ou endonymes, les noms posent les mêmes problèmes. Celle de leur origine, par exemple. Comment savoir si un nom existe vraiment ? La question peut sembler saugrenue ; elle ne l’est pas. La présence d’un nom dans un dictionnaire du XVIIe siècle peut-elle être considérée comme suffisante pour affirmer que le nom existe ? La Carte du Tendre peut-elle faire office ? Celle de Mercator ? Doit-on écrire Iekaterinbourg ou Ekaterinbourg ?

Pierre Jaillard porte, en sa qualité de président du Groupe d’experts, une conviction inspirée par le rôle de l’ONU lui-même, lieu de dialogue entre les États. Et c’est aux États qu’il pense quand il décrit tous les partis, tous les usages, tous les symboles qu’ils peuvent tirer de simples noms. Aussi, on croit déceler au travers des maints exemples qu’il cite (et dont on ne rapporte ici qu’une partie) tous les jeux d’influence qui doivent habiter ces débats. On imagine volontiers en arrière-fond des recherches d’alliances, des compétitions idéologiques, ce qui semble faire de la toponymie une sorte de thermomètre géopolitique.

Mais il y a chez lui une conviction personnelle qui va au-delà. En 2006, en tant que secrétaire général de Patrimoine sans frontières, il a suivi un programme dans le cadre de la gestion de la catastrophe qui, vingt ans plus tôt, avait touché Tchernobyl. Du côté de l’Union européenne et de grands énergéticiens, on comprenait le double enjeu : lieu mémoriel en rapport avec le drame et nécessité de conserver la mémoire des risques sanitaires en relation avec la durée de vie des retombées radioactives, ou avec la durée de stockage des déchets nucléaires. Le programme a travaillé sur la création de contes, considérant qu’en Europe de l’Est le conte est un vecteur de transmission très important. Des enfants ont travaillé sur le thème « Dis-moi, nuage » par référence au nuage nucléaire, un phénomène invisible aux conséquences concrètes. Un livre avec cédérom en a résulté. Le point commun de tous ces contes est le nom même de Tchernobyl : c’est lui qui restera le support ultime de toute mémoire, que les contes enrichissent seulement d’imaginaire pour faciliter sa transmission. Et cette question de la transmission d’une mémoire renvoie à l’autre engagement dont Pierre Jaillard nous a déjà parlé.

C’est avec une citation très intimiste de Saint-John Perse qu’il conclut l’entretien, une citation tirée d’Exil, allusion sans doute à l’exil personnel du poète aux États-Unis quand il fut déchu en 1940 de sa nationalité française ; et sa descente du navire devint une sorte de proclamation :

« J’habiterai mon nom » fut ta réponse aux questionnaires du port.

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