L’itinéraire d’Hélène Langevin-Joliot est si riche qu’un seul article ne pouvait suffire. Celui de JB, il y a une dizaine de jours, traitait principalement de sa famille. On y a ajouté un regard sur ses convictions. Elle n’en manque pas. Rappel, la scène se passe près du parc de Sceaux.
Engagée dès sa jeunesse pour la Paix et contre la course aux armes nucléaires, et depuis une quarantaine d’années dans l’action pour l’égalité entre hommes et femmes, Hélène Langevin-Joliot continue de défendre fermement ses idées. Quand elle dénonce les inégalités subies par les femmes, elle ne se présente jamais comme une victime. On peut y voir l’honnêteté d’une personne qui a parfaitement réussi sa vie professionnelle. Mais si l’on songe au défilé permanent de candidates qui, malgré des situations très enviables, concourent à la palme victimaire, on a envie de saluer son scrupule. Lequel scrupule n’est pas une cécité. Elle sait ce qui discrimine les femmes. La différence est que ses explications ne cherchent pas à confronter les sexes.
Les carrières féminines
L’éloignement des jeunes filles des filières physique et mathématiques postbac alors qu’elles y excellent jusqu’en terminale est un sujet sur lequel on a envie de connaître l’analyse d’une femme qui, au contraire de la tendance, s’est coulé avec bonheur dans ces sciences dites « dures ». Quand elle était étudiante, les noms des Joliot-Curie et surtout de Marie Curie n’étaient pas, heureusement dit-elle, autant utilisés comme symboles. Cela aurait été très difficile d’être physicienne nucléaire avec une grand-mère panthéonisée ». Elle sourit de sa remarque, mais on comprend qu’il faut éviter l’anachronisme quand on pense à celle qui, à la Libération, se lance dans des études scientifiques. Elle a certes une parenté féminine[1] qui donnait une extraordinaire légitimité à son choix. Mais celui-ci, dans son souvenir, s’est imposé très naturellement.
Autant dire que chez Hélène Langevin, la relation des jeunes filles aux sciences « dures » ne saurait provenir d’un effet de nature, justement. Et son premier mouvement est, pour ne considérer que la recherche, le domaine où elle a exercé, de s’interroger sur l’évolution des nombres de femmes s’engageant dans les filières scientifiques. Après des progrès certains qu’elle associe en bonne part aux campagnes des associations (femmes et sciences en particulier), la situation ne lui semble plus progresser dans les dernières années. Que penser des perspectives offertes par ces carrières scientifiques pour les femmes, mais aussi pour les hommes. Pour elle, aujourd’hui le métier de chercheur est devenu une lutte de tous contre tous, une loi de la concurrence et où la connaissance n’est plus l’essentiel. Surtout, après la licence, le master, le doctorat, les places d’enseignant / chercheur sont en tout petit nombre. Après quelques postdocs, la quarantaine arrive.
C’est tard pour fonder une famille. Sans vouloir parler au nom de jeunes aspirantes à la recherche qu’elle n’a plus guère l’occasion de rencontrer, elle continue de penser que la question des carrières se pose à elles avec plus d’acuité. « Les hommes, dit-elle, non sans malice, se sentent plus longtemps libres comme l’air. Les femmes sont plus mûres plus vite. La préoccupation de la famille continue de reposer sur elles. » Aussi, quand se pose la question des carrières, et bien que le nombre de femmes ait beaucoup progressé, « ça coince plus fortement pour elles. »
Slow science
Le CNRS a ouvert plus largement que les universités des possibilités de carrières aux femmes. Une raison importante à ses yeux est que les commissions du CNRS chargées de l’évaluation des candidats, mi-nommées, mi-élues, travaillent sur l’ensemble des candidats au plan national, alors que le système pour l’Université comporte aussi une évaluation poste par poste. Ce fonctionnement très collectif des commissions a donné aux femmes accès aux postes offerts et, en tout cas, ajoute-t-elle avec humour « a rendu plus difficile de les éliminer. »
Le plaidoyer pour le collectif revient quand elle évoque la physique nucléaire de l’après-guerre, avec une émulation intense et désintéressée. « Le labo dans son ensemble était doté en financements ; les équipes de chercheurs n’avaient pas à les demander ni à les chercher à l’extérieur. Les besoins de financement du laboratoire étaient discutés à l’intérieur de celui, étaient présentés et défendus par sa direction, puis attribués à l’équipe tout entière et non à quelqu’un en particulier.
Elle n’a découvert les problèmes de financement qu’en devenant Directrice de la division Recherche expérimentale de l’Institut de physique nucléaire. Auparavant, elle ne s’en souciait pas. D’où son soutien aux chercheurs qui se plaignent de consacrer une part très excessive de leur temps à rédiger des projets pour justifier leurs demandes de crédits et/ou pour évaluer les projets des autres.
La « maladie » qu’elle perçoit dans la recherche est l’injonction à l’innovation, laquelle plaque sur le développement scientifique une tension forte de rapidité et de compétition. Le terme d’innovation est très vague, alors qu’il y a encore une quarantaine d’années on distinguait assez clairement 1) la recherche fondamentale qui découvre des connaissances, demande des années de maturation et interdit par nature de prédire ce qui aura le plus d’applications ; 2) la recherche appliquée, justement qui imagine des usages à partir des connaissances disponibles ; 3) la recherche de développement sur programme qui vise à introduire à moyen ou long termes des technologies nouvelles pour la fabrication de produits actuels ou radicalement nouveaux .
« Je n’ai rencontré, dit-elle, qu’une définition de l’innovation plus précise, elle explique la situation que je déplore « L’innovation est une idée de laboratoire susceptible de trouver un marché » : Comment espérer sur ce seul critère (un retour sur investissement..) un minimum de prise de recul permettant d’apprécier l’intérêt ou les dangers de telle ou telle « innovation » pour la société »
« Au CNRS, poursuit-elle, les chercheurs doivent s’occuper de développer des applications de prendre des brevets et de faire passer ceux-ci dans l’économie en créant des Start-up. » Ce constat, certainement excessif, traduit son hostilité à une innovation qu’elle juge contradictoire avec la science et l’intérêt général. Plein et entier est son soutien à la « slow science [2]» dont elle ne se réclame pas en tant que telle.
Le nucléaire civil
Et c’est sa perception de l’intérêt général qui conduit sa position sur le nucléaire civil. C’est une énergie sans équivalent en termes de quantité et de qualité (elle ne produit pas de CO2). Elle ne l’oppose pas d’autres sources, à qui elle laissera la place un jour peut-être. « Mon père, dans une analyse prospective, a considéré que l’énergie nucléaire serait une énergie de transition. Pas sur 20 ou 30 ans bien sûr ; mais sur 100 à 200 ans, elle le sera sans doute. »
Elle associe la crainte que le nucléaire inspire à deux facteurs : « La peur de la catastrophe elle-même et la peur de la gestion de catastrophe. On hiérarchise les catastrophes selon ce que l’on a plus ou moins vécu et selon la façon dont elle est gérée par les autorités. »
« Prenons Tchernobyl. La rumeur a couru, elle court encore, elle parle d’un million de morts, ce qui est faux. L’AEIA a évalué avec l’OMS le nombre de morts à 5000 environ, ce qui est bien évidemment beaucoup, trop, injuste, mais n’a rien à voir avec ce chiffre. Tchernobyl a très certainement été une énorme catastrophe environnementale et économique ; mais du point de vue des pertes de vies humaines, elle est de la même dimension que les accidents de la route. Sans parler du Covid dont la comptabilité dépasse déjà le million. Je ne discute pas de l’utilité des débats: il faut comprendre les causes des catastrophes pour en tirer des mesures à prendre pour en éviter de nouvelles. »
« En ce qui concerne Fukushima, ajoute-t-elle, les gens n’en retiennent que l’aspect nucléaire, avec une radioactivité partout, avec des radiations partout. Sa cause, le tsunami, très mortel pour le moins, passe au (très) second plan. Et on oublie de dire que, pour des raisons financières, la centrale n’a pas été installée 15 ou 20m plus haut, ce qui l’aurait mise à l’abri. »
Aux habitants évacués et souhaitant revenir quand le niveau de radioactivité moyen le permettait, fut proposé de les doter d’un compteur pour leur permettre de mesurer celui-ci. « Cela a été dénoncé par les écolos comme une mise à mort ; ils jouaient sur la peur et l’ignorance. Ils se sont bien gardés de comparer avec la radioactivité naturelle (la seule unité de mesure qui vaille) qui, aux dernières nouvelles, n’empêche pas de vivre. Ou de dire qu’au 6e étage, le rayonnement cosmique est plus élevé qu’au rez-de-chaussée, qu’à une distance de 10m d’une zone contaminée, le rayonnement est 100 fois inférieur à ce qu’il est à 1m de cette zone. »
Elle conclut avec une phrase qui étonne et résonne : « L’impossibilité de faire face à une catastrophe est moins impossible qu’il y paraît. » A réfléchir.
Les déchets
De fil en aiguille, on passe aux déchets radioactifs et à la série de rencontres organisées par la Commission nationale des débats publics (CNDP) en 2019. On y invoque beaucoup les générations futures. Non sans esprit provocateur, Hélène Langevin s’en amuse. « On a déjà du mal à savoir comment était l’humanité il y a 10.000, alors ce que nous serons dans 10.000 !!… Ce qui risque de changer est infiniment plus aléatoire que l’enfouissement de matières nucléaires. »
Pour la compréhension de l’allusion, il faut renvoyer au Plan national de gestion des déchets et matières radioactifs (PNGMDR). Le compte-rendu de synthèse explique que « les participants ont placé l’éthique à travers la question du legs aux générations futures, la gouvernance et la mobilisation citoyenne ». Comment, effectivement, faire plus « généreux » sans frais ?
Elle en revient aux priorités (la raison n’est-elle faite de comparaisons) et s’attarde sur le nucléaire militaire qu’elle combat au contraire du nucléaire civil. Les traités de non-prolifération arrivent à échéance et sa crainte de retrouver la situation d’il y a 70 ans avec la terrible course aux armements.
« Vous savez, si l’humanité a progressé, on peut imaginer qu’elle aura trouvé des usages sains des déchets. Si elle a régressé, elle se retrouvera dans un état voisin du néolithique et les déchets seront bien peu de choses comparées à toutes les menaces environnantes. »
Rationaliste
Au fond, elle s’attriste en pensant que le temps où la science était supposée régler les problèmes est révolu. Elle sait que l’enthousiasme du début du XXe siècle était assez naïf, mais c’était un enthousiasme. « On est passé dans une époque de méfiance. » Le soupçon sur les technologies a infusé dans les sciences fondamentales. La vitesse en est la complice. La confusion va avec. Elle cite « l’homme augmenté » dans lequel tout se mélange, la prothèse de la hanche et la manipulation du cerveau. Il faut absolument y mettre un frein. Non pour arrêter les recherches, mais pour prendre du temps. Le temps, le maître-mot. « Le temps d’anticiper les effets de la connaissance. Sinon, c’est la fin de tout. »
Est-ce un principe de précaution ? D’une certaine manière. Pour la militante, et ancienne présidente, de l’Union rationaliste, le principe est sain s’il ne revient pas à une surestimation systématique des risques. L’ignorer, c’est aller vers la fuite en avant technologique, mais l’appliquer aveuglément, c’est bloquer toute avancée de la connaissance. Elle cite (par cœur !) l’article 5 de la Charte de l’environnement[3] :
« Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
Proportionnalité est le mot-clé à ses yeux. L’expression est parlante à défaut d’être définissable. Il appelle au dialogue, à l’échange raisonnable de points de vue, sans lesquels la science ne peut se développer. Un dialogue qu’Hélène Langevin voit menacé par la surexposition médiatique de « certitudes » aussi mensongères qu’irrationnelles.
On peut lire aussi :
Un entretien avec Hélène Langevin-Joliot
Quand Hélène Langevin évoque ses parents
Première publication le 13 février 2021
[1] Hélène Langevin est la petite-fille de Pierre et Marie Curie, fille d’Irène et Frédéric Joliot-Curie, épouse de Michel Langevin, petit-fils de Paul Langevin
[2] Sur Internet se trouvent de très nombreux articles sur la slow science.
[3] La Charte de l’environnement de 2004 fait partie des textes à valeur constitutionnelle.
Féministe et pas victime, pro-renouvelable et pas anti-nuke, Hélène Langevin n’est pas main stream. Rafraichissant. Et elle a 93 ans !
C’est l’esprit de la résistance?
Une analyse scientifique, à rebrousse poil des idées dominantes , sur les évacuations en cas de catastrophe nucléaire
https://www.voix-du-nucleaire.org/la-premiere-fois-le-monde-connait-la-verite-sur-les-risques-du-nucleaire/