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Les grappes de lumières de la Maison Dar dar

Lors d’une soirée chez des amis d’amis, tandis que la conversation glissait sur la politique, je fus frappé par un luminaire qui envoyait sur le salon un éclairage étrange. C’était une sorte de grappe de raisin faite de grains de verre aux teintes jamais pareilles. Je me demandais où les hôtes avaient bien pu l’acheter. A Sceaux ? A la Vache noire ?

« Eh bien non, je l’ai trouvé à Paris dans une boutique, rue Mabillon » me dit la maîtresse de maison dans la cuisine (refuge idéal pour fuir une conversation de table) où je l’aidais à disposer les fromages. « C’est à une trentaine de minutes, pas plus, du RER Robinson. Tu descends à Luxembourg, tu traverses le jardin et tu y es quasiment. » Au 18, Sandra Serraf vend (parmi bien d’autres propositions) des pièces d’art décoratif sélectionnées avec un regard de styliste. Du beau, venu du monde entier.

L’atelier, rue Ernestine  

Internet aidant, le luminaire fascinant apparaît bientôt d’origine syrienne… et de fabrication artisanale comme le montraient ses (trop belles) irrégularités. Pas surpris de le savoir unique. En appuyant un peu plus sur la pédale web, c’est le fabricant qui apparaît, La maison Dar dar, dont l’atelier est au 25 rue Ernestine dans le XVIIIe arrondissement. Pourquoi cette prospection, cette fixation ? Pour retrouver si possible ce bleu magnifique, un bleu Klein, que j’avais vu chez ces amis.

L’atelier est dans une boutique. On y trouve mille choses, dont beaucoup en attente d’expédition. Des boules de verre à suspendre, des vases où poser des parfums, des verres à boire d’une facture datant des Romains. Des colorations ambrées comme des bouteilles de sirop (je comprendrai que ce n’est pas un hasard, les verres sont de récupération). Là, juste à côté, une grappe turquoise, petite, massive faite de gouttes bien ramassées. Les gouttes sont les « grains de raisin ». Une autre, rose pâle, aux gouttes trempées dans la couleur. On les imagine au centre d’une table de fête, ou bien en suspension comme un lustre, en éclairage d’ambiance ou sur une étagère comme une sculpture.

Face à la porte, assis sur un tabouret, un début de grappe entre les cuisses, Youssef (il se présente ainsi) entrelace de longs fils de métal dans les accroches de verre qui terminent les gouttes. Il construit peu à peu une grappe et on comprend que la structure métallique doit être solide et savamment organisée. Les gouttes sont nombreuses. Youssef les sort une à une d’une caisse où elles ont été triées et préparées pour obtenir le camaïeu souhaité. Toutes les gouttes sont semblables et pourtant différentes, c’est le « défaut » magique de l’artisanat. Fabriquées en Syrie, elles sont assemblées en France.

La passion de la Syrie

Catherine Darnois a fondé l’atelier voilà plus de vingt ans. Elle découvre la Syrie dans les années 1990 à travers un voyage touristique aussi banal qu’improvisé : Damas, Palmyre, Alep…  Très standard, cela aurait pu se résumer à des photographies dans un album. Mais elle y retourne, apprend l’arabe aux Langues O, remarque des savoir-faire qui la séduisent. Elle voudra les faire connaître. Elle commence à en faire commerce, se lie avec des ateliers. Le temps travaille et se nouent peu à peu des sortes de partenariat. Elle connaît ses artisans par cœur et réciproquement. Le respect et l’amitié surmontent bien des obstacles. Quand la guerre civile éclate, en 2011, les échanges deviennent extrêmement difficiles. Pas impossibles, apparemment, elle continue de s’y rendre.

Plus exactement, elle s’y rendait jusque très récemment, avant le début de la guerre entre Israël et le Hezbollah avec les bombardements sur Beyrouth sud et dans la Bekaa. Mais en juin dernier, elle était encore à Damas. Comment s’y prend-elle donc ?

Beyrouth Damas par la route

« Pour moi, ce n’est pas compliqué d’aller à Damas. Même depuis 2011. » Elle ne peut plus atterrir à Damas ? Elle atterrit à Beyrouth ! A l’écouter, tout semble facile. Je m’étonne. « Une habitude à prendre », répond-elle très naturellement. « Damas n’a pas été touchée par les bombardements. » Vu comme ça.

L’aéroport de Beyrouth est dans la ville, au sud-ouest, accolé au quartier chiite. Il donne sur la mer, un peu comme à Nice. Bon, et ensuite ? Elle prend un taxi, toujours le même, elle connaît le chauffeur depuis des lustres. Que voit-elle par la fenêtre de la voiture ? Quand on sort de la ville, on monte bientôt dans les montagnes du Liban. Les routes serpentent. Puis on descend dans la plaine de la Bekaa avec des champs, des cultures, des constructions modestes, « au carré » précise-t-elle, en parpaings, pas vraiment de villages comme on en voit en France. Puis c’est la montagne à nouveau, celle dite de l’Anti-Liban. Elle arrive à Masnaa, tout en haut, le poste frontière entre la Syrie et le Liban.

La distance qui sépare les deux capitales est fixe, 130 km, mais le temps pour la parcourir est imprévisible. Comment réagirent les checkpoints ? Ceux de l’armée libanaise, des armées de Syrie, de la douane, du poste-frontière pour la vérification du visa, celle de la voiture… et tout le reste, les bakchichs « invisibles » qu’il faut visiblement verser (tout le monde y passe).

En Syrie, c’est encore un paysage verdoyant de montagne, de cultures, il y neige en hiver, il y fait bon l’été, on y vient du Golfe pour y prendre le frais. On descend vers Damas, on devine plus qu’on les voit de la route des hôtels et des villas cossues, « plutôt kitchs ».

Des collines succèdent à des plaines et Damas est sur un plateau. Elle y arrive par l’ouest le long d’une large avenue qui traverse un quartier d’ambassades, Mazzeh. Un centre culturel, des facultés, plus loin l’opéra et la bibliothèque nationale sur la place des Omeyyades, référence à la dynastie médiévale qui régna depuis Damas sur l’Empire musulman. « Il y a un haut monument qui représente une épée », dit-elle en montrant une photo sur son smartphone. D’une inspiration contemporaine, il date des années 1960 quand se tint à Damas une foire internationale. Il est à l’intérieur tout coloré des drapeaux des pays qui y participèrent.

En vélo dans Damas

Elle circule à Damas visiblement sans crainte. Elle aime la ville et « si on a de l’argent, pas forcément beaucoup, la vie y est facile. » Elle y rencontre ses souffleurs de verre, vérifie ses commandes, en passe de nouvelles, regarde ce qu’ils peuvent produire… vu la situation du pays. Il en reste très peu pour très peu d’ateliers. Ils sont situés dans le centre dans la banlieue. Pas toute la banlieue, car « une partie a été largement détruite en 2014-2015 par les armées de Bachar El Assad. Et ce qui a été démoli n’a pas été reconstruit. L’État syrien ne rebâtit rien. »

Et puis, il faut être jeune pour souffler les gouttes avec la canne de verrier. Il faut aller vite. Les plus âgés, plus lents, soufflent des objets plus sophistiqués, mais difficiles à vendre. Autrefois, une clientèle de passage, des touristes, les achetait. Aujourd’hui, c’est fini. Elle travaille principalement avec deux ateliers et, pour tout dire, elle y va à vélo !

Autrefois, à Alep, elle achetait des tissus et des foulards de soie légère imprimés avec des tampons de bois. En 2012, tout s’est arrêté. Il n’y avait plus de transport pour s’y rendre et les gens s’étaient enfuis. « J’y suis retournée en 2019. La ville est à moitié détruite. La ligne de front passait par le milieu. »[1] Il lui reste encore quelques rares textiles qui en proviennent, de ces belles et increvables nappes qui font la réputation des tables syriennes.

La seule occidentale

De ce pays qu’elle aime et dont l’état la fait souffrir, elle cherche souvent à rappeler les grandeurs. Celle de ces femmes qui réalisaient des tentures ou des nappes à partir de patchworks de tissus dans des village sur les bords de l’Euphrate. Celle de la découverte bien avant Jésus-Christ qu’on peut étirer le verre et créer des objets en soufflant dans une canne. Elle veut rendre à Damas, ce qui est à Damas et à Murano ce qui est à Murano. Ce sont les Romains qui répandirent autour de la Méditerranée la technique du soufflage venue de la région de Damas, l’oasis entourée de sable, cette matière première du verre. « Ce qui donnera Murano bien plus tard. Et non, l’inverse ! Il ne faut pas se tromper de sens » insiste-t-elle avec un sérieux mêlé d’humour.

Du coup, son propre commerce prend place dans une tradition millénaire ! Ses verres partent de Lattaquié comme jadis et s’ils sont chargés en conteneur par CGA CGM, l’armateur « globalisé », le transport jusqu’au Havre emprunte sans doute des routes maritimes bien connues des anciens. Seul le dédouanement de la marchandise, syrienne de surcroît, doit suivre une imagination toute contemporaine.

Le parallèle malicieux s’arrête là. On n’est pas dans les grands échanges. « Je suis maintenant la seule occidentale à aller en Syrie faire travailler des souffleurs. » On relèvera en tout cas que, tandis qu’on s’entredéchire, des artisans là-bas font naître des formes venues des entrailles du pays. Catherine Darnois nous les rapporte avec une insouciance ébouriffante grâce à laquelle on voit dans nos maisons un art immémorial qui ne doit rien aux machines, mais aux mains et aux poumons de survivants d’une guerre civile épouvantable.


[1] Depuis l’entretien, la ville connaît de nouveaux désastres.

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