Il est né à Orange, non pas dans le Vaucluse, mais à l’ouest de Sydney, bien après les Blue Mountains. La ville est au milieu d’une campagne très travaillée. C’est une terre d’agriculture à l’ombre du mont Canobolas qu’il quitte à 18 ans, attiré par l’aventure. « J’ai passé un concours de recrutement chez BHP pendant que j’étais au lycée à Orange. » BHP, c’est Broken Hill Proprietary Company, un immense consortium pétrolier et minier. « Je réussis et j’obtiens un poste à Wollongong où, en plus des plages et une université, il y a une importante installation sidérurgique. » Wollongong est sur la côte orientale de l’Australie à une heure et demie au sud de Sydney.
Timothy Bourke (qu’on nommera par son prénom pour respecter l’usage anglo-saxon) commence alors un long cycle d’études en alternance.
En France, une alternance dure un an ou deux et elle équilibre les phases de cours et celles en entreprise. En Australie, cela peut être beaucoup plus longtemps, jusqu’à sept ans. Si l’inconvénient est la durée du parcours, l’avantage est de pouvoir payer des études supérieures, dont on sait qu’elles sont chères.
Timothy consacre quatre-cinquième de son temps à son emploi salarié et le cinquième restant à des études en ingénierie. Il est chez BHP administrateur de systèmes informatiques. Ça le prend beaucoup. Et en plus, il aime ça.
Passage aux antipodes
Au bout de six ans, il a mis de l’argent de côté. Il prend deux mois de vacances. Où part-il ? En France ! Pourquoi en France ? Pour faire du ski. En Australie, les montagnes manquent sérieusement, c’est le moins qu’on puisse dire. Il est attiré par la France. Il veut s’améliorer dans la langue qu’il a étudiée au lycée. Et puis, l’image du pays, ses villes, ses monts, ses vals. « Pour moi, après les montagnes et la langue, la France, c’était les gens, les livres, les films et l’inconnu. »
Le voilà à Annecy. Il ne fait pas que skier. Il fréquente un centre d’enseignement du français langue étrangère. Mieux encore, il y rencontre Mirjam, qui deviendra sa femme. Annecy, terre de rencontre. Elle est néerlandaise, apprend également le français. Bon, entre eux, ils parlent anglais, mais ça n’empêche pas. Ils visitent la France. Lui s’en retourne ensuite en Australe. Avec ses économies, il se paie la septième année à plein temps. C’est ainsi qu’il obtient son diplôme d’ingénieur en informatique. Il fait ensuite ce que tout homme épris aurait fait. Il s’installe aux Pays-Bas.
On est en 2003 quand « la bulle internet » éclate. Cette expression désigne le moment où, après six ou sept ans de croissance échevelée, d’investissements massifs, le numérique entre dans une phase plateau. Un tri sévère se fait dans la kyrielle de projets. La décroissance est soudaine et sévère. Il espérait travailler dans le développement de logiciels. Il cherche du travail. Il doit se contenter d’autre chose. Cette circonstance ne sera pourtant pas un mauvais hasard.
Timothy entre dans une entreprise de capteurs dans laquelle il découvre toute la diversité des composants d’acquisition. On est dans le hardware, il s’y frotte et ce n’est pas perdre son temps quand on aime les automatismes. Le soft ne fait pas tout. Plusieurs fois, lors de l’entretien, est revenu son goût pour une informatique du concret, du visible, des objets.
Il apprend, mais il sait que ce sera transitoire. Il a la volonté chevillée au corps. Il voudrait revenir en France. Il lui faut des emplois qui ouvrent à l’international. Et comme intellectuellement, il a besoin de bouger, il se lance dans une thèse. Retour en Australie. Sa femme le suit. Elle trouve un emploi dans le tourisme à Sydney. Elle s’y épanouit.
Inspiration pour l’embarqué
La spécialisation qu’il choisit pour sa thèse va structurer sa carrière : les systèmes embarqués. Je ne compte pas ici entrer dans les détails et préfère conseiller aux curieux de lire Wikipedia. Quelques mots tout de même. Le logiciel embarqué, pour fixer les idées, ce peut être des automatisations des commandes de vol d’un avion, le logiciel de conduite d’un véhicule autonome, le pilotage d’un robot de peinture, voire d’un robot tout court. Une des différences avec un logiciel standard, de type internet par exemple, est la criticité des erreurs.
Quand, tandis qu’on navigue sur internet, une application ne fonctionne pas ou mal, une réservation prend des heures, on s’énerve, éventuellement on tape du poing sur la table, certains iront jusqu’à crier, mais le dommage s’arrête là. Des commandes de vol qui se bloquent, même si le capitaine peut toujours passer en manuel, c’est une autre paire de manches. Et je ne parle pas des voitures autonomes.
« Les bogues dans les logiciels embarqués peuvent avoir de lourdes conséquences et donc on essaie d’en débusquer et traiter un maximum avant la mise en production d’un système. Idéalement, il faudrait modéliser mathématiquement le logiciel et démontrer que son comportement est toujours correct, quel que soit son environnement. »
Mais, les modèles deviennent vite très complexes et c’est pourquoi des chercheurs développent des logiciels, dits assistants de preuve, qui aident à « prouver » la robustesse d’algorithmes. On est ici dans des technologies très scientifiques et très pointues. Et ce fut le sujet de postdoc de Timothy.
Le sujet le passionne, il veut continuer, postule en France pour un nouveau postdoc (vous suivez l’obstination dans le parcours) se retrouve à Rennes et l’année suivante à Paris avec Mirjam et (maintenant) un enfant.
Vous vous demandez en quoi un sujet pareil mérite tant de recherches. C’est que le réel est bien compliqué. Pour qu’un système se meuve et agisse dans un monde habité d’obstacles, il faut modéliser, calculer, résoudre les équations qui rendent compte de l’environnement. Température, pression, vitesse, présence, luminosité, tout est à suivre. Le travail est immense du simple fait que les systèmes s’améliorent (ou se corsent, selon le point de vue) et en font toujours plus. Oui, mais il y a aussi des priorités. Le deuxième enfant arrive. Ils rentrent en Australie.
Il retrouve le labo de son premier postdoc. Un peu de frustration. Il aurait voulu continuer sa recherche et se partager entre Sydney et Paris. Pas possible, la charge de travail est trop lourde. Il regrette. Alors, quand le bébé est là, ils reviennent en France. Vous continuez à suivre ?
Deux postdocs de trois ans, puis il passe le concours de chargé de recherche de l’INRIA. Succès. Il est recruté. Il aura eu le temps de faire ses preuves.
Emploi du temps
A quoi un chercheur occupe-t-il donc ses journées ? Est-il comme Tournesol à marcher de long en large en ruminant des équations ? Pas vraiment. Ses matins sont réservés à ses recherches. Il programme des prototypes de compilateur (les compilateurs sont à l’embarqué ce que la mayonnaise est aux bulots ou le poêlon émaillé à la fondue savoyarde, incontournables). Il s’attache à résoudre les problèmes ouverts. C’est le moment personnel, la solitude nécessaire à la concentration sans laquelle aucune recherche n’est possible.
Les après-midis sont souvent consacrés aux cours. Il enseigne à l’école normale et à Polytechnique. « Je fais de temps en temps des interventions dans le cours d’un collègue à Sorbonne Université et je suis impliqué dans un master où les classes se tiennent à Paris Diderot. » Le contact avec des jeunes gens (brillants de surcroît) l’interroge, l’oblige à se poser des questions auxquelles il n’avait pas pensé. Sans compter que de futurs doctorants sont parmi eux. Autant les observer.
Le chercheur, c’est aussi quelqu’un qui participe à des réunions de projets, qui écrit des rapports, qui écrit des articles pour des revues scientifiques avec les doctorants qu’il suit, qui évalue en retour des articles soumis à des revues, qui organise des conférences. Et ce sont des compétences du monde entier qui soumettent des « papiers » qu’il faut sélectionner tout en finalisant l’ordre du jour de la conférence.
Une autre facette. Il faut trouver des financements, pour ce faire, monter des projets et les soumettre à l’ANR pour la France, mais aussi à des institutions européennes comme l’ERC (European Research Council). « Et, insiste-t-il, les projets européens, c’est vraiment compliqué. » On le croit volontiers; on sent qu’il y a du vécu.
Pendant ce temps, la petite famille s’est installée à Sceaux, quasi-milieu entre deux points clés. La rue d’Ulm (école normale) est à 8km et Saclay (Polytechnique) est à 10km. En vélo, c’est la Coulée verte jusqu’à la porte d’Orléans pour Ulm et vers Massy pour Polytechnique. C’est ce qu’il fait tous les jours.
Si, parmi les raisons de choisir Sceaux, on cite souvent la qualité scolaire, il faut donc y ajouter les avantages de sa localisation : à mi-chemin cycliste entre Paris et le cluster scientifique et technologique de l’Ile-de-France. Timothy y trouve à dépenser l’énergie musculaire qui compense le travail de ses neurones. Je n’avais pas pensé à cette propriété géographique. J’en dois la découverte à l’entretien fortuit et fascinant avec un scientifique venu des antipodes.