Deux articles récents ont montré qu’on peut trouver dans l’espace public, des affirmations chiffrées erronées, et pourtant présentées par des personnes considérées comme dignes de foi. Cela prouve, s’il en était encore besoin, l’importance de se retrouver dans la masse d’informations reçues en permanence. Comment repérer celles qui sont fausses et au contraire celles qui peuvent être considérées comme fiables ?
Les ordres de grandeur
Dans l’affaire de l’exposition de la Cité des Sciences sur le jean (voir « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut« ), un des chiffres cités était trop élevé d’un facteur 1000 (kg au lieu de g). Il a fallu qu’un bon connaisseur du sujet alerte sur le problème, mais par la suite, de nombreuses personnes ont rebondi et montré de diverses manières que les ordres de grandeur étaient aberrants. Beaucoup d’entre eux estiment que le chiffre une fois divisé par 1000, reste encore trop élevé, probablement d’un facteur d’au moins 10. Cependant la démonstration est moins évidente, il faut plus rentrer dans les détails pour comprendre.
S’apercevoir que les ordres de grandeur ne sont pas respectés demande d’abord de se poser la question, ensuite de connaître suffisamment ses tables de multiplication et d‘addition pour faire quelques calculs simples (dans un calcul sur des ordres de grandeur, on n’a pas besoin des chiffres après la virgule !) et enfin d’avoir des éléments de référence
Exemple : dans un exercice de mathématiques de niveau collège, il fallait trouver la vitesse moyenne d’un cycliste. L’élève qui a trouvé 3,4 cm/heure aurait pu se rendre compte avec l’ordre de grandeur qu’il avait dû se tromper quelque part.
Le raisonnement sur les ordres de grandeur sert parfois à identifier des déformations volontaires, mais plus souvent des erreurs involontaires, malheureusement fréquentes dans la presse, y compris « de qualité » tant les journalistes sont rarement très à l’aise avec les chiffres. Et parfois des énormités.
La ville de Grenoble a décidé de mettre en place une « ferme urbaine » à des fins notamment pédagogiques. Pourquoi pas ? Le maire de la ville, Eric Piolle, présente ainsi l’opération sur Twitter : Grenoble avance vers l’autonomie alimentaire. Une nouvelle ferme urbaine de près de 3000m2 en chantier. De la fourche à la fourchette, vive le #bio et local ! Les villes importent 98% de leur alimentation, c’est une aberration sociale et environnementale. Alors, changeons.
La première affirmation a fait sursauter et certains ont calculé qu’avec une telle surface, on pouvait nourrir … une personne environ ! La ville compte environ 160 000 habitants : on est loin de l’autonomie ! Il est vrai qu’on a parfois tendance à oublier que 3000 m2, cela paraît beaucoup, surtout pour quelqu’un qui habite dans un 50 m2, mais cela ne fait que 0,3 hectare, ou 0,003 km2, ce qui impressionne tout de suite beaucoup moins. Ou un 6000e de la superficie de cette ville !
Le périmètre du raisonnement.
L’article sur la surmortalité à Sceaux (Bêtisier 7: une surmortalité deux fois plus faible à Sceaux) illustre un biais malheureusement très classique, consistant à choisir les chiffres sur un périmètre choisi pour que ces chiffres aillent dans le sens voulu. C’est une variante classique du cherry-picking (méthode consistant à ne retenir que les informations qui confortent nos a priori) mais très généralement volontaire (alors que le cherry-picking est souvent inconscient). Pour s’en rendre compte, il faut regarder quel est le périmètre choisi (par exemple la période) et se demander en quoi le choix se justifie. Dans le cas de la surmortalité à Sceaux, on pouvait s’étonner d’un choix qui couvrait une période antérieure au début de la pandémie Covid, mais c’était plus facile à repérer pour ceux qui (comme l’auteur de ces lignes) avaient pu observer que les études de l’Insee démarraient toujours début mars. Il en était de même pour la comparaison avec les 5 dernières années. Il était visible que ce choix conduisait à ne pas comparer avec une année 2019 nettement plus basse. Ceux qui suivent un peu les questions de démographie savent aussi que le nombre annuel de décès a beaucoup augmenté en France ces dernières années pour des questions de pyramide des âges (arrivée du baby-boom). Dans ces conditions, il était fort probable que les données mensuelles à Sceaux montreraient que, contrairement à l’ensemble de la France, la mortalité à Sceaux en janvier et février 2018 et 2019 n’avait pas été plus faible que d’habitude ni plus élevée qu’en 2020. Et c’était bien la réalité.
Deux autres tours de passe-passe
ATTAC fait souvent observer que depuis n années, le partage de la valeur ajoutée dans les entreprises s’est nettement détérioré pour les salariés. Au début des années 2000, c’était « depuis 20 ans ». Au début des années 2010 « depuis 30 ans ». Le principe est simple : prendre comme base de départ l’année 1981 ou 1982. Tout simplement parce que c’est, historiquement, le moment où le partage de la valeur ajoutée a été le plus défavorable aux entreprises, à peu près 10 points en dessous de ce qu’il était en 1960, en 1970, en 1990 ou en 2000. Cette situation était la conséquence des deux chocs pétroliers (1973 et 1979) cumulés aux mesures prises par le gouvernement Mauroy pour augmenter le SMIC, faire passer la retraite à 60 ans ou octroyer une cinquième semaine de congés payés. Conséquence : beaucoup d’entreprises font faillite (en 1984, la régie Renault perdra 10 milliards de francs), l’emploi stagne et le chômage explose. Vouloir retourner à cette situation n’est probablement pas une bonne idée…
A la fin des années 1990, on assiste à une offensive en faveur des retraites par capitalisation, avec comme principal argument que la capitalisation est plus rentable que la répartition (Paul Samuelson a au contraire montré que sur le long terme, les rendements tendaient à être identiques). Pour cela, on montrait divers graphiques dans lesquels la date de début était soigneusement choisie. Par exemple, on commençait avec la création du CAC 40 fin 1987, sans préciser qu’il avait justement été créé après une très forte chute de la Bourse.
On l’aura compris, cette pratique est très souvent volontaire.
A suivre
Beau numéro de voltige économique.
Si on fait dire aux chiffres à peu près tout et n’importe quoi (la crédulité des gens est sans limites – c’est de ça que vivent les escrocs – et leur manque de lucidité sur les ordres de grandeurs n’est plus à démontrer, mais c’est un avis personnel), les démonstrations faites sur l’économie dans un cadre financier, le capitalisme, en se basant sur des prémisses fausses ou pour le moins discutables, devraient être soigneusement évitées.
Ou alors il faut clairement annoncer la finalité qui me semble ici prendre un tour politique. Alors là, on n’est plus dans la démonstration si ce mot doit encore avoir un sens.