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Albert Kahn et ses globe-trotters

Des photographies d’une émouvante netteté avec de vastes panoramas ou, à l’inverse, des portraits rapprochés, des images revenues du monde tout entier, un monde d’il y a cent ans, voici ce que présente l’exposition Globe-trotters : les opérateurs d’Albert Kahn autour du monde 1909-1930. Albert Kahn fut le banquier philanthrope, animé d’une soif passionnée de paix universelle. Les opérateurs furent les photographes formés à la technique compliquée des frères Lumière, dite autochrome, qui parcoururent le monde, financés par le banquier, et en ramenèrent des milliers de clichés, autant de témoignages saisissants. L’exposition se déroule en ce moment dans le parc de Sceaux. Si vous arrivez du côté de l’allée d’honneur et que vous regardez le château, c’est sur la gauche. Si vous arrivez vers le château par l’autre côté, devinez.

L’amour du monde et le désir d’en transmettre les mémoires aux générations futures devaient être immenses chez le mécène qui entreprit de créer des Archives de la Planète. Il dépêcha des opérateurs pour qu’ils saisissent des cultures étrangères, leur demandant de courir les mers et les continents et d’en rapporter films et photos. Pour conduire le tout, il s’entoura d’un géographe de talent, Jean Brunhes, professeur au Collège de France, qui choisit les étapes.

Le département des Hauts-de-Seine a conçu un site qui montre les collections d’Albert-Kahn. Les quelque 65.000 enregistrements sont classés en fonction de l’auteur, du thème et du continent. On y découvre la dimension du projet. Les Archives de la Planète rassemblent une centaine d’heures de films et 72 000 autochromes, soit la plus importante collection au monde[1].

Scènes anciennes donc, et pourtant d’une surprenante présence, incroyable même, et on est stupéfié par la qualité des vues. On s’émerveille devant le processus qui, partant des originaux, de simples plaques 6×8, numérisés en haute définition, a permis des tirages et des agrandissements au rendu parfait. On pourrait croiser ces visages d’il y a 100 ans au coin de la rue, au coin d’une fête, dans un village traversé pendant un périple touristique. La capacité de l’autochrome à prendre la couleur, géniale pour l’époque, donne une patine subtile, entre la toile en atelier et l’instantané en extérieur ; sa palette donne un effet d’immuable existence.

On ne va pas décrire tout ce qui est exposé, cela nuirait à la nécessité d’y aller pour voir. En guise d’aperçu, en espérant donner envie, quelques impressions relevées, non pas au soleil couchant, mais un samedi vers midi, avant l’apéritif.

Une photographie de Rabindranath Tagore, prise en 1921. Le poète apparaît dans une majesté quasi christique. Il resplendit dans son vêtement blanc dont la force de candeur est rehaussée par le contraste avec les fleurs foisonnantes de la roseraie. Les allées tracées au cordeau comme le cadre autour d’une toile contrastent aussi avec sa tenue simple et traditionnelle. La photo semble prise à Paris dans le jardin d’Albert Kahn.

Trois jeunes bergers de Serbie, d’Auguste Léon encore, avec deux petites filles coiffées d’un fichu baissent déjà la tête et regardent le photographe en levant les yeux, tandis que le petit garçon, le regard droit, affiche une fière arrogance et on sent que ses quelques années d’existence l’ont déjà façonné pour le rôle de mâle dominant ou pour celui de guerrier qui laissera à vingt ans, avant d’avoir dominé quiconque, la peau et les os sur un champ de bataille.

Frédéric Gadmer a fait le portrait d’un homme à la figure triste et digne, sereine, les bras croisés, posant dans un habitat (peut-on l’appeler habitat ?) creusé dans un tronc d’arbre. Il est pourtant honorablement fermé de volets en bois et il est comme attenant à une masure. La pièce dans le tronc était-elle une extension ? Un bénéfice tiré de l’arbre sous forme d’une pièce supplémentaire ?

Le commentaire de la photo hésite sur le statut de l’homme, réfugié ou ermite, autant dire entre des situations sans rapport. Sait-on si la nature y est réellement ravagée ou simplement pauvre.

Des villageois de 1926, en habit de samouraïs, sont accoutrés pour une fête d’automne célébrant Tokugawa Ieyasu, l’unificateur du Japon, recréant l’escorte de 1000 hommes qui accompagna la dépouille de Ieyasu jusqu’au mausolée de Toshogu. C’est une fête qui continue de nos jours avec des démonstrations traditionnelles guerrières, comme le tir à l’arc long et le tir à l’arc à cheval. Et ces hommes, au visage et à l’allure si présents, on les dirait prêts pour la prochaine procession.

Des cowboys du Canada, 1926, encore, apportent une note amusante au cortège de photos souvent graves. L’étrangeté de leurs tenues, à la fois costumes de western et d’habits de ville ordinaires, confère aux personnages une réalité ambiguë. Ils tiennent une pose très fixe pour des hommes qu’on attend le lasso à la main criant des yahoo ! Mais le procédé de l’autochrome imposait de longs temps de prise, ce qui explique sans doute les attitudes franches et comme inébranlables.

Il y en a bien d’autres… que vous découvrirez dans l’expo. Située en extérieur dans le parc, elle est accessible tous les jours. Pour ceux qui, malgré tout, ne peuvent pas s’y rendre, le site en donne une excellente idée. Mais, croyez-moi, la grande taille des photos exposées donne des sensations d’évidence, de vie, qui ne se retrouvent pas sur internet.


[1] Pour des détails voir le site

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