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May December au Scarron

De mercredi 14 à samedi 17 février, le Scarron à Fontenay projette “May December”, le dernier film réalisé par Todd Haynes. Pour préparer son nouveau rôle, une actrice célèbre vient rencontrer celle qu’elle doit incarner à l’écran et dont la vie sentimentale avait enflammé le pays 24 ans plus tôt.

L’actrice est Elizabeth interprétée par Natalie Portman. La femme cible est Gracie incarnée par Julianne Moore. Elle est tombée amoureuse d’un adolescent de 13 ans, Joe, d’une famille américano-coréenne, dont elle a eu en prison un premier enfant. Dans le présent de l’histoire, Gracie et Joe sont mariés, deux autres enfants sont nés, un jumeau et une jumelle. Le film commence avec une réunion de toute la famille dans une grande maison entourée d’un parc où Joe s’affaire au barbecue. Activité normale et conforme à un american way of life paisible.

Pour s’approprier le personnage, Elizabeth interroge Gracie, sa famille, ses amis, s’immisce peu à peu dans leur vie. Des failles et des ressentiments refoulés émergent. La confiance initiale qu’inspire Elizabeth est mise à l’épreuve, et la tranquillité apparente de la vie de Gracie et Joe est remise en question.

Gracie est pâtissière. Elizabeth apprend auprès d’elle à faire des gâteaux. L’imitation va au cours du film beaucoup plus loin. Mais on ne s’aventure pas trop loin dans la description des relations pour ne pas déflorer la trame. Les deux stars du cinéma leur donnent une épaisseur brillante.

Le film explore les manipulations et les mystères qui se cachent derrière les apparences. Entre les deux femmes, une intimité diffuse se crée. La musique obsédante de Michel Legrand reprise du Messager (the Go-Between) de Joseph Losey la rend plus inquiétante encore.

Bémol

On n’échappe pas aux surenchères ordinaires du cinéma américain d’aujourd’hui. Quand on se confie (et il faut qu’in se confie) on pleure. Quand on aime une robe, on s’étrangle de « Beautyful ! » l’émotion est trop forte. Une salade Cesar est toujours « Delicious ! » Quand les élèves reçoivent en grande pompe le diplôme du baccalauréat, le public de parents est dans l’effervescence. On ne peut contenir des joies phénoménales. Que fait le père des jumeaux ? Il pleure. Son cœur va exploser, c’est trop fort. Pour les étourdis, ça veut dire qu’une sourde douleur mêlée de joie hyperbolique est en lui. Les enfants vont partir, ils iront à l’université, le nid sera vide. Il se retrouvera en tête-à-tête avec la femme de toutes ses amours et de toutes les culpabilités. Cela pourrait être traité avec retenue, mais depuis quelque chose comme vingt ou trente ans le psychologique du cinéma américain s’accompagne de moult « I’m so sorry », de besoins incompressibles de connaître la Vérité, de divorces pour un mensonge et, surtout, de regards appuyés et denses qui en disent long, carrément long.

Le film n’est certainement pas réductible à ces tics ou du moins ces codes. L’histoire se déroule à Savannah en Géorgie, non loin de la frontière avec la Caroline du Sud. La ville est sur une rive du fleuve qui porte le même nom. L’eau est très présente ainsi que des forêts épaisses, exubérantes qui mènent à la grande maison où vivent Gracie et sa famille.

Dièse

Pas de jugement moral de la part des personnages. La haine du voisinage est suggérée plus que montrée. L’épreuve de la prison et l’opprobre que subit Gracie n’apparaissent qu’à travers les larmes qui chaque nuit la secouent. Mais le jour elle est forte. D’une certaine façon.    

On a un enchevêtrement d’histoires où les papillons, thème récurrent, prennent une place symbolique. Gracie et Joe se sont connus (au sens biblique) dans une animalerie et quand Elisabeth la visite pour intérioriser son personnage, elle passe devant des aquariums, des portées de lapins. Seule dans le lieu qui l’inspire, elle mime ce qu’elle imagine avoir été le désir de Gracie.

De grands numéros d’acteurs (d’actrices surtout) nouent le film. Une scène de maquillage réunit les deux femmes dans une salle de bains. Julianne Moore se met du fond de teint, puis du rouge à lèvres. Natalie Portman à sa droite l’observe avec une concentration fascinée. La scène a une sensualité rendue plus ambiguë par le désir de l’actrice de se fondre dans le personnage jusqu’à la perfection. Mais que serait cette perfection ? C’est l’un des thèmes du film.  

L’entretien de l’actrice avec le premier mari de Gracie est un moment de grande pudeur qui équilibre ce que je disais plus haut. Pas de pathos. Il a eu deux filles avec Gracie et a découvert avec un désarroi inouï la relation qu’elle a nouée avec un mineur. Le rôle de Tom Atherton est magnifiquement interprété par Donald Moffett. Cela se passe dans un « dinner ». Ils prennent un café. C’est simple. Il est simple.

Un monologue de Natalie Portman donne à voir sa puissance. Elle est cadrée en gros plan sur un fond sombre qui n’est pas un décor. On a comme une photographie ancienne trouvée dans un grenier. Elle dit l’amour qui la dévaste. Elle est dans le personnage de Gracie, dans sa personne. Elle est dans un imaginaire, à ses yeux, vrai comme le réel. Elle parvient à prendre des expressions de Julianne Moore.

Il y a une scène sur un toit avec Joe le père et son fils Charles qui va quitter la maison. La grande masse paternelle apparaît dans une fragilité d’enfant tandis que le fils adolescent semble plus sûr de lui-même. Ils sont assis côte à côte sur les tuiles en pente. La confidence est difficile. Que se disent-ils au fond ? Pas évident. Vous jugerez.

Enchevêtrement de simplicités difficiles : un amour entre une adulte et un enfant, une exclusion sociale sourde et douloureuse, une relation entre l’actrice et son modèle, une méditation sur le mentir-vrai (comme disait Aragon) en l’occurrence sur les conduites ambivalentes d’une actrice à la recherche d’une vérité pour son jeu.

  1. Jean-Claude Herrenschmidt Jean-Claude Herrenschmidt 17 février 2024

    C’est une histoire. Nous adorons qu’on nous raconte des histoires. C’est encore mieux quand elles prennent la place de nos propres fantasmes, fussent-ils les plus condamnables. Alors il faut bien des conteurs d’histoires.
    Quand les créateurs se mettent à raconter au théâtre (spectacle vivant) ou au cinéma (spectacle en boîte) ils le font avec des acteurs qui doivent bien se plier à leurs exigences. Tout le monde le sait. C’est la règle du jeu.
    Alors…, alors… C’est la vie !
    La vie est faite, aussi, d’excès et de remords. Faut-il s’en indigner ?

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