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De la manufacture à la maternelle

La directrice de l’école maternelle des Blagis, Laurence Ortheau, n’est pas une inconnue de La Gazette. Un article récent de Gérard Bardier montre un travail qu’elle a mené avec un consultant en entreprise. Ensemble, ils ont adapté une méthode conçue pour l’innovation industrielle à la réécriture de contes et à la découverte de la réalité scientifique. L’originalité de la démarche suscitait la curiosité. Un nouvel entretien avec elle dévoile un itinéraire singulier.

Monsieur Kenzo

Son métier d’enseignante est une deuxième carrière. La première, elle l’a commencée à l’IFM l’institut français de la mode, qu’elle suit après un stage à Vienne (Autriche) chez Lancôme. Elle sortait de l’EAP, aujourd’hui ESCP Business School. Elle se souvient de sa promo, 120 personnes venues de tous les pays d’Europe. « Nous sommes restés ensemble pendant 3 ans et nous sommes liés. C’était une expérience hors du commun et elle nous a forgé une capacité de travail collectif fort. Le cursus comprenait une année à Oxford, une année à Berlin et une autre à Paris. C’était extraordinaire. Une expérience qui lui rappelle (elle sourit) L’Auberge espagnole de Klapisch. On était étudiants, on s’est construit ensemble. »

Les voies qui mènent à l’Education nationale sont impénétrables.

Après l’IFM, Laurence Ortheau rejoint Kenzo (elle dit monsieur Kenzo). A la direction de produits, elle travaille sur les lignes de jeans et de tee-shirts. C’est un travail de coordination entre les stylistes, les fabricants, les marchands de tissus. Ils sont nombreux. Dans un jean, il ne faut pas oublier zips, rivets éventuellement, clous, jacrons, ni les finitions particulières pour donner des délavés, des déchirés, tout ce qui peut arriver à un jean.

On est dans le haut de gamme, mais en prêt-à-porter. Ce sont des allers-retours continuels et indispensables pour ajuster les produits, préciser les prototypes, les têtes de série. « Monsieur Kenzo donnait l’atmosphère générale, les tendances de la saison, ensuite les collections étaient à construire. » Il revenait aux stylistes de dessiner les modèles.

Il faut coordonner les fabricants qui sont impliqués dans le prototypage et les têtes de série, avec ce que cela suppose d’essayages et de mises au point. Il y a les choix des tissus, les achats et la négociation des prix et, enfin, les équipes de vente auxquelles il faut expliquer la collection. Grosse tension, mais beaux souvenirs. Beaucoup de créativité et, en même temps, d’exigences pratiques, industrielles.

Le charme infini des tissus

« Ensuite, j’ai eu envie de tenter une nouvelle expérience : celle du textile. Le tissu me passionne beaucoup, il est vivant, il a une histoire. » Les tissus ont des noms très particuliers qui expriment l’épaisseur, la texture, par exemple mousseline de soie, pied de poule, velours de soie ou de coton, nid d’abeille, satin…

Elle rejoint une entreprise organisatrice d’un salon international du tissu. Tous les grands fabricants du monde envoient leurs productions. Elles vont de la dentelle classique aux textiles modernes très techniques, avec des matières naturelles ou synthétiques, des formes de tissage, des effets ou des traitements antitaches ou antifroissages, ou encore imper-respirants. La « main du tissu » exprime sa douceur, sa fermeté, son élasticité, sa finesse, sa résilience. Elle peut être savonneuse ou râpeuse, le toucher peut être craquant. Un vocabulaire de rêve.

Le choix de l’enseignement

Le premier enfant redistribue les désirs professionnels. Les voyages constants, les horaires tendus, la tension constante liée aux exigences de chiffre d’affaires (« exigences dont on avait toutes conscience »), tout cela doit être revu. Laurence Ortheau fait un choix qui ne compromette pas sa vie familiale et abandonne … son bon salaire.

Quelle voie prendre ? « J’avais, j’ai, le goût de la transmission. Donner aux enfants les moyens de se débrouiller dans la vie. » La liberté d’organisation que laisse le métier d’enseignant l’attire aussi. Pourtant, avec un père, agrégé en économie et une mère agrégée en biologie, souvent accaparés par leur travail (trop à son goût) elle se disait, enfant, qu’elle ne deviendrait jamais enseignante. On change.

Photo LGdS

Elle réussit en 2005 le concours d’instituteurs (beau nom détrôné par celui de professeur des écoles) et commence par enseigner sept ans en cours préparatoire en zone Violence. C’est un niveau qu’elle adore. « C’est le moment où les enfants deviennent autonomes. L’apprentissage de la lecture, quand ils comprennent comment ça fonctionne, c’est merveilleux. » (Elle aime beaucoup lire). « On a une relation très forte avec les enfants. C’est l’apprentissage de l’écriture aussi. C’est l’entrée dans l’abstraction avec les mathématiques et le fonctionnement de la numération. »

Aujourd’hui directrice de l’école maternelle des Blagis, elle continue d’enseigner en grande section. Elle aime à exercer les deux. « Enseigner, c’est passionnant. Le travail de direction aussi ; il donne une ouverture. Les contacts avec l’inspection, la municipalité, les directeurs d’école. » Elle y trouve de quoi valoriser son expérience en entreprise. La multiplicité des interlocuteurs, le nombre de projets à coordonner. C’est du connu pour elle.

La créativité

Mais le métier d’enseignante, tel qu’elle le pratique, puise aussi dans le goût pour la créativité qu’elle a formé enfant à travers la musique. Elle apprend la musique à partir de 4 ans et commence le violon à 6 ans. « Mon frère aîné jouait du violoncelle et mon petit frère de l’alto. Nos parents qui n’étaient pas musiciens quoique mélomanes rêvaient de nous voir jouer à la maison dans un petit ensemble de musique de chambre ».

Cela ne s’est pas produit. La musique a fait partie de sa vie, mais autrement. Son professeur de musique (de la 6e jusqu’à la terminale !) Annick Chartreux, était une femme de très grande ambition pour ses élèves. Elle avait monté un orchestre très exigeant d’une soixantaine d’enfants qui se produisait en France, mais aussi à Berlin et dans d’autres villes d’Europe. « La musique a occupé une grande place dans mon enfance et mon apprentissage. Elle m’a apporté de savoir écouter les autres. Dans un orchestre il faut beaucoup écouter pour jouer sa partie. »

C’est dans cette continuité qu’elle a invité récemment Hélène Szumanski, peintre, à réaliser une fresque. Comme dans un orchestre, ce fut une réalisation à la fois très collective et très créative. « Elle a réussi à fédérer les énergies des enfants autour d’un projet commun. Je me suis sentie sur la même longueur d’onde qu’elle. »

Continuité encore avec Dominique Lafon autour de la transposition d’une méthode d’innovation industrielle (C|K) dans une classe de maternelle. Faire affleurer des connaissances scientifiques à partir de contes, voilà un challenge qui la motive. Plus tard, les miettes de pain du Petit poucet conduiront à la fabrication du pain. Elle en fabriquera avec les enfants.

Comment expliquer la chute d’un loup dans la cheminée ? Laurence Ortheau cite un petit qui a fait le lien avec la gravitation ! Prendre conscience de ses limites. Les enfants ont voulu imaginer les Trois petits cochons au temps des Egyptiens. « Ils se sont arrêtés, ne sachant pas comment ça se passait. Ce qui est fantastique, ça a été leur capacité à identifier le manque de connaissance. » La conscience de ses limites.

A partir du Petit poucet, on a dérivé sur les cailloux, les types de roche (métamorphique, volcanique, sédimentaire). Retiennent-ils quelque chose de cette géologie ? Que oui : « A cet âge-là on est hypermnésique ! » Jolie formule. Qui ne se souvient de petits distinguant parfaitement tricératops, tyrannosaures et autres monstres immenses sortis de Jurassic park.

La réécriture d’un conte est un exercice du programme de maternelle qui vise à faire comprendre comment le conte est construit, comment il est conduit. Avec le Petit poucet « travaillé en C|K », ce sont 60 propositions de transpositions qui ont été imaginées. Elles allaient du poème à la vidéo, du tiktok à la bd. Toutes n’ont pas été réalisées bien sûr, mais « on a fait ensemble des haikus et les 17 syllabes en trois vers ont été respectées. »

C’est dire jusqu’où les enfants sont en capacité d’aller avec une aide d’adulte pour l’exécution. C’est dire qu’en partant d’un imaginaire et en se déplaçant vers le réel, on développe de véritables « poches de connaissance pratique. » Cette année sera consacrée aux défis pour la planète. C’est ambitieux. Ce qui tombe bien : elle est ambitieuse dans son métier. Elle aime citer une formule de Bachelard : « Qui ne continue pas à apprendre est indigne d’enseigner. » Un peu tranché, mais révélateur de la force qui l’anime.

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