Voilà une vie bien ordinaire, c’est ce qu’il dit de lui. Parce qu’elle coule de source, naturellement organisée, simple : depuis qu’il a eu 60 ans tous les matins, Jean-Pierre Salmona joue du piano. L’après-midi et en soirée, il est médecin. Au piano, il est de ces « amateurs de haut niveau », ces finalistes de grands concours qui n’ont pas fait profession de la musique. Mais l’instrument est toujours là, près d’eux, qui les accompagne chaque jour. En ce moment, Jean-Pierre Salmona joue le programme de ses prochains concerts. En revanche, quand il est médecin, il ne joue pas, il investigue et prescrit. Rien à voir. Ces deux parts de lui se juxtaposent comme d’évidence. Il n’a rien à en dire. Voyons voir.
Débuts
Jean-Pierre Salmona commence le piano à six ans, en même temps que le cours préparatoire. Son père aimait la musique. Par conséquent…. Un autre enfant aurait pu se braquer. Il prend des leçons chez un professeur qu’il adore. Jeannine Barbulée habite juste à côté, dans le IXe arrondissement de Paris, rue Lentonnet, avec sa sœur, Madeleine Barbulée, une actrice de seconds rôles qui eut une carrière impressionnante au cinéma et au théâtre. Une demi-heure le mardi et le vendredi, solfège le jeudi. « Mon professeur écrivait sur mon cahier les exercices pour la fois prochaine et mes parents en suivaient l’exécution. »
« Mon père n’était pas musicien lui-même, il était ingénieur, mais il aimait beaucoup la musique. Il achetait très régulièrement des disques. » Les Préludes de Debussy par Walter Gieseking, le Clavecin bien tempéré par Wanda Landowska, La mer de Debussy sous la direction de Charles Munch sont des souvenirs forts, parmi bien d’autres. « J’étais très éclectique. »
Son enfance baigne dans la musique classique. Il joue en famille avec son frère à la flûte traversière dans le salon pour le grand plaisir des parents. Thierry Salmona, de 3 ans son cadet, contrairement à lui interrompra la musique pour ne la reprendre qu’à la retraite. Ce normalien passé par le corps des Mines, , avait priorisé sa carrière, à moins qu’elle ne se soit priorisée elle-même. Les deux frères se retrouvent à nouveau pour jouer ensemble.
En 5e, Jean-Pierre Salmona est accepté à l’École normale de musique de la rue Cardinet, celle fondée par Alfred Cortot qui rayonne pour son excellence et l’exigence de son enseignement. Les amitiés qu’il noue pendant son enfance sont là. À 15 ans, il est passionné par Beethoven, Chopin et Schumann. Il adore Robert Schumann, se souvient de tout ce que Aufschwung (qui fait partie des Fantasiestücke) lui inspirait. « C’était une envolée de l’esprit. » Il lit des écrivains romantiques en espérant trouver des relations entre la musique et la littérature. Ne dit-on pas que Schumann fut à la recherche d’une œuvre littéraire qu’il n’a pas écrite. Il écoute en boucle Yves Nat, dont les disques de Schumann et Beethoven sont à la maison.
Pendant les années lycée, tandis que Jacques Decour vibre aux hymnes révolutionnaires, il est dans la musique classique. Il n’y a pas d’amis. Pour les autres élèves, des bourgeois bien sûr, « j’étais un bourgeois ». Ce qui passait pour une insulte est aujourd’hui assez dérisoire. Le rock ne l’intéresse pas. Tous les midis, il rentre déjeuner chez lui, termine à 12h20, joue du piano jusqu’à 13h45 puis repart au lycée qui est à côté. De la 5e à la Terminale.
Il est en section grec, latin, maths, matières qui s’impriment naturellement dans sa tête. La sup de Louis Le Grand le dissuade pourtant de poursuivre dans les mathématiques. Il est plutôt déçu par le contenu des programmes et ne souhaite pas poursuivre cette voie, où d’autres lui paraissent plus brillants. Certains se renfrogneraient, il entame médecine et, comme lors de sa scolarité lycéenne, « tout entre facilement. » Que fait-il pendant les loisirs que lui laisse l’étude des coronaires et des ventricules ? Il joue des sonates de Beethoven. Il connaît les 32 par cœur.
Rupture lors de l’internat
Son cursus se complique avec l’internat. « Apprendre par cœur, c’est chez moi inné » (on jalouse), mais il ne suffit plus d’apprendre. Le milieu hospitalier est au début un choc. Il lui faut établir des liens avec les médecins, les chirurgiens, les infirmières, avec les malades et leur famille. L’expérience est radicalement nouvelle. « Le relationnel n’est pas inné chez moi et pour cela je dois beaucoup à mon épouse. »
Pendant ses quatre ans d’internat, il passe par la réanimation polyvalente, la pneumologie, la neurologie, la toxicologie. Se spécialiser en cardiologie n’empêchait pas de passer quelques semestres sur d’autres apprentissages. « La spécialisation était moins grande, mais on y gagnait en ouverture. »
Ce sont en tout 12 ans de médecine hospitalière qui l’éloignent du piano. Faut-il croire que ce fut la limite ? Il s’installe en libéral, dans une clinique d’abord puis en cabinet et s’organise pour réserver des heures à la musique. Il s’arrange pour habiter tout près de son travail. 37 ans plus tard, la combinaison dure encore.
Il a travaillé avec plusieurs grands pianistes, Inger Södergren, Laurent Cabasso, Milosz Magin. Et actuellement Marie-Catherine Girod, qu’il connaît depuis l’adolescence. Il a besoin de son oreille, de ses conseils lors d’une difficulté pianistique. « On ne joue pas qu’avec ses doigts. Il y a le cerveau, on recherche sans cesse un sens à ce qu’on joue. » Un parcours sur le clavier est une coordination complexe.
On parlait de relationnel. Il l’a aussi investi dans une importante activité associative : président pendant 10 ans de l’association des Médecins mélomanes européens, directeur artistique du festival de Buc organisé par l’association Domisila, et participant aux concerts Musicami qui réunit musiciens et mélomanes
Jean-Pierre Salmona se produit régulièrement en concert, souvent en musique de chambre avec des amis, mais n’en fait guère la promotion. Récemment à la Cité internationale, boulevard Jourdan, lors d’un concert organisé par Musicami, il interprétait Estampes, un triptyque pour piano de Debussy et le Quatuor pour piano et cordes de Chausson. Au festival romantique du château de Buc en mai dernier, ou à la Roque d’Anthéron en octobre, il jouait avec son frère des morceaux pour flûte et piano.
L’accord des deux hémisphères
Inutile de chercher un lien intime entre musique et médecine. À ses yeux, il n’y a pas d’enjeu majeur en musique (on dirait que seule la rêverie importe). Tandis qu’en médecine, c’est l’inverse et on veut bien le croire. La musique mobilise l’attention sur le présent immédiat. Ce qui se joue, là, maintenant. Le seul risque est l’ennui. La médecine demande de comprendre des symptômes, d’anticiper des causes, de repérer si c’est banal ou sérieux. On est dans la vigilance. Un oubli peut être rattrapable … ou non. Ce peut être grave. Alors qu’une fausse note…
De sorte que musique et médecine ne sont pas deux mondes qui s’opposent ou négocient, mais deux manifestations de lui qui cohabitent. Une colocation de deux espaces mentaux dont il a besoin. Il s’offre le temps disponible. Il ne regarde pas la télévision, n’est pas passionné par le tourisme, et seuls sa famille et ses proches prennent une place naturelle auprès de ses engagements. Pas de pollution.
Si une inquiétude devait porter une ombre sur la concorde qui règle sa vie, ce serait la perte de la raison, le grand âge privé de facultés premières. « Mon père est mort à 92 ans. Il a eu toute sa tête jusqu’au bout. »
Le petit monde des amateurs de haut niveau lui convient bien. C’est celui dans lequel il prend plaisir à jouer, à découvrir et à reconnaître les subtilités des grands interprètes. Il ne serait pas devenu professionnel. Ses parents l’en auraient dissuadé (« on n’en vit pas », pensaient-ils). Et il a connu l’écart avec ceux qui en sont. Il ne joue pas dans la même cour ; ce qui ne l’afflige pas puisque récompensé par « sa malchance » dit-il par ironie, de pouvoir faire ce qu’il aime, la médecine, et d’en vivre.
Post-scriptum
On ne peut que penser à ces vers anonymes parvenus d’autrefois qui semblent avoir tout dit.
La musique pour lui n’est que songe et plaisir,
Quand prendre soin oblige, sans le droit de faillir.
L’une vit dans l’instant et se fait rêverie,
L’autre guette et déjoue les travers de la vie.
C’est mon cardiologue. Excellent.
Un homme plein de richesse humaine et de modestie. Le portrait parle rapidement de son épouse, Muriel Salmona, à laquelle il doit beaucoup, dit-il.
Un engagement exceptionnel https://www.memoiretraumatique.org/
Comme il s’agit beaucoup de musique dans ce portrait, et surtout de celle qu’il fait, elle mérite d’être écoutée https://www.youtube.com/watch?v=CjBt06u-wVE.
On peut enchaîner sur une belle production très éclectique.
Et aller l’écouter lors de ses prochains concerts, http://www.musicami.fr/vnements