Quatre enseignants de Marie-Curie proposent tous les ans aux élèves de terminale volontaires un voyage scolaire à Cracovie. Condition : assister à une série de réunions d’information. Cette année, la Gazette a pu être présente à ces réunions.
Le contexte historique
L’étude de la Shoah est au programme de terminale. Prendre conscience de la réalité de la Shoah à travers la visite d’Auschwitz, c’est d’abord comprendre que ceux qui ont été mis à mort là-bas étaient des gens comme vous et moi. Ce que disait l’une des lycéennes interrogée l’an dernier :
On met des images réelles sur des faits, des photos à la place des chiffres. Lui avait mon âge. Et celle-là, elle ressemble à ma mère. Celui-ci me fait penser à mon grand-père.
La réalité de la Shoah, c’est aussi sa dimension. 6 millions de morts, les deux tiers des juifs d’Europe. Auschwitz, c’est 1,1 millions de morts. L’immensité du camp (40 km2) aide à le comprendre.
Tous ces morts ne sont pas arrivés par accident. Ce ne sont pas des victimes corolaires de la guerre. Il y a eu une volonté de mettre en place la « solution finale » et une organisation industrielle de l’action. Comment des gens théoriquement civilisés ont-ils pu faire cela ?
Ce qu’exprimaient les lycéens interrogés l’an dernier :
Comment a-t-on pu arriver à planifier et réaliser méthodiquement le massacre de toute une population, hommes, femmes et enfants ? Pourquoi ?
Léa : pourquoi ? C’est une question obsédante. Mais je ne comprends pas.
Martin : cela n’a aucun sens. Chaque acteur se réfugiait derrière l’obéissance à l’ordre d’un supérieur.
Nina : des gens ordinaires, mais une pauvreté de la réflexion.
Visiter Auschwitz, c’est voir des bâtiments déserts et des installations à l’arrêt. Comment prendre conscience de ce qui s’est passé là il y a 80 ans et ce que cela signifie ? Quelles places pour l’émotion et pour la réflexion, deux caractéristiques indissolubles de notre humanité ? Et quelle signification sur notre propre humanité ? Autant de pistes que la préparation du voyage aide à explorer.
Une journée de préparation intense
L’an dernier, le voyage a eu lieu peu de temps avant les épreuves de spécialité. Les organisateurs ont donc prévu de le réaliser plus tôt, en décembre. Le rythme de préparation en réunions le soir devenait alors difficile à tenir. Étienne Recoing, le proviseur, a alors accepté de tout regrouper en une journée. Une journée qui s’est tenue le 10 octobre.
Au programme : aspects historiques, l’histoire des camps. Puis : représentations de la Shoah, aspects cinématographiques. Ensuite : aspects philosophiques. Pour terminer par la projection du film « La liste de Schindler ». Une autre réunion est d’ailleurs prévue fin novembre, avec le témoignage d’Evelyn Askolovitch comme l’an dernier.
Aspects historiques
Alain Rajot, professeur d’histoire et géographie, rappelle ce que le terme de camp évoquait pour la population dans les années 30. Le camp est un espace clos, provisoire, installé dans un espace libre afin de « loger » un nombre important de personnes. Le modèle de base est le camp militaire.
Mais le modèle est appliqué pour d’autres usages. D’abord le camp de prisonniers, comme on le voit pendant la guerre de Sécession et qu’on le verra avec le million de prisonniers français en 1940. Puis pour des populations civiles. Des populations qu’on a volontairement déplacées car on s’en méfie (exemple de la Namibie ou des Arméniens dans l’empire Ottoman). Ou des populations qui ont fui la guerre ou une catastrophe. En France, ce seront, à la fin des années 30 des juifs allemands et des républicains espagnols. Le décret qui organise les camps de rassemblement parle d’indésirables…
Les nazis utilisent très vite le concept pour enfermer leurs opposants. Ce sera Dachau, près de Munich, dès mars 1933. Et Mauthausen près de Vienne, après l’Anschluss. Très vite, les terribles conditions de vie dans ces camps engendrent une mortalité élevée, qui conduira à installer des fours crématoires.
Puis viendront ce qu’un historien nomme des « centres de mise à mort ». Plus besoin de loger les déportés : ils sont assassinés dès leur arrivée. Pour améliorer la gestion des flux, chambres à gaz et fours crématoires sont installés l’un à côté de l’autre.
Le camp d’Auschwitz-Birkenau
Ludovic Sot, également professeur d’histoire et géographie, lui succède et se centre sur le camp d’Auschwitz. Celui qui sera visité en décembre. Le plus grand aussi de tous les camps nazis.
Entre 1940 et 1945, il y eut 1,1 millions de morts. Dont 70 000 arrivés là parce que politiques polonais, 6 000 parce que tziganes, 1 000 000 parce que juifs, venus de toute l’Europe. Et 15 000 prisonniers soviétiques.
On retiendra ici trois points de l’exposé. D’abord l’importance du camp qui couvre 40 km2. Ensuite le fait que les nazis ont dynamité les installations criminelles (chambre à gaz et fours crématoires) avant de partir. Celles-ci ont été reconstituées depuis par les Polonais. Enfin le fait que la préoccupation majeure des dirigeants nazis sur place soit l’efficacité.
Difficile représentation
Catherine Donnefort, professeur d’arts plastiques intervient sur le thème « la Shoah, questions de représentation, photographie et cinéma ».
Elle propose des questions à se poser : Qu’est-ce qu’on voit ? Qu’est-ce qu’on ne voit pas ? Que pensons nous voir ? Qu’est-ce qu’on n’avait pas vu ? Que nous fait-on croire ?
Des questions d’autant plus utiles que la très grande majorité des documents photographiques ont été produits par des SS qui avaient des intentions précises en les produisant.
Là aussi, on retiendra quelques points clés
D’abord, il existe trois albums de photos : l’album d’Auschwitz, celui de Höcker et le rapport Stroop. Ils en disent beaucoup sur les SS eux-mêmes. Quatre photos ont malgré tout étaient prises, au péril de leur vie, par des déportés.
Enfin, la question de la représentation de la Shoah a suscité de violentes polémiques entre ceux qui l’ont présenté à travers des films « hollywoodiens » (ex la Liste de Schindler) et ceux qui s’y refusent et privilégient le documentaire. C’est la question de la possibilité éthique de représenter la Shoah, qui divise les cinéastes.
Hannah Arendt et la banalité du mal
Si les premiers exposés avaient vocation à donner des repères aux élèves pour comprendre ce qu’ils verront dans leur visite, l’exposé suivant aborde plutôt la question des acteurs de l’extermination.
Patricia Doukhan est professeur de philosophie. Elle va aborder avec Hannah Arendt (Eichmann à Jérusalem, la banalité du mal) et l’expérience de Milgram la question lancinante : pourquoi ont-ils obéi ?
Eichmann est un responsable SS qui a pris en charge toute la logistique de la « solution finale ».
L’enseignante a expliqué la position d’Hannah Arendt ainsi que la polémique qui a suivi. Elle a aussi montré des extraits du procès d’Eichmann qui montrent que celui-ci était avant tout attentif à bien effectuer son travail. L’idée d’Arendt est que Eichmann n’était pas le « monstre en dehors de l’humanité » décrit par le procureur, mais un homme ordinaire, simplement dépourvu de toute conscience morale.
L’expérience de Milgram illustre la capacité de chacun à obéir à des ordres immoraux.
Essayer de comprendre
L’expression des jeunes de retour de voyage l’an dernier donnait la priorité à l’émotion ressentie sur place. Une préparation pourtant fourmillant d’informations et d’appel à réfléchir a permis à des jeunes de « voir ce qu’on ne voit pas » comme l’a expliqué Catherine Donnefort. Et donc conduit ces jeunes à ne pas rester extérieurs à la visite. D’où l’émotion.
La compréhension qu’on pourrait dire intime de l’événement renvoie à la question exprimée par les jeunes de retour « pourquoi ? ». Patricia Doukhan leur donne des clés d’interprétation, mais peut-être faut-il le choc de la visite pour découvrir vraiment la question.
On rappellera ici que la journée du 10 octobre n’était pas le seul élément de la préparation. Il y aura le témoignage d’Evelyn Askolovitch. Et le travail personnel de chacun. Les professeurs ont donné une abondance de pistes pour ce travail. On notera que les élèves sont restés très concentrés pendant cette longue série d’exposés.
Le travail sera à la fois un apprentissage d’un événement historique majeur et l’apprentissage d’outils pour comprendre d’autres événements. Pour regarder au-delà des apparences, pour savoir interroger des sources. Et pour aborder une question majeure de la philosophie : qu’est ce qui fait notre humanité ?
Réflexions personnelles
Ce qu’on a entendu du procureur du procès d’Eichmann donne le sentiment qu’il tombe dans la facilité consistant à dire que l’accusé s’est exclu de l’humanité. C’est évidemment plus facile quand on demande la peine de mort. Mais d’une certaine manière, c’est retomber dans les pratiques des nazis, qui n’ont eu de cesse de nier l’humanité de juifs.
La réalité, ce sont bien Arendt et Milgram qui la montrent : l’espèce humaine est aussi capable d’abomination. Elle l’a encore prouvé depuis la Shoah avec Pol Pot au Cambodge et le génocide des Tutsis au Rwanda.
Ce qui frappe chez Eichmann, ce n’est pas sa monstruosité, c’est son manque d’empathie. C’est bien parce qu’ils vont éprouver de l’empathie pour ceux qui sont passés dans les camps il y a 80 ans que les jeunes de Marie-Curie éprouveront une telle émotion.
Mais le rôle de leurs professeurs est aussi de les aider à marier cette empathie avec leur raison, leur réflexion.
Pour finir, deux œuvres d’un chanteur, fils de réfugiés juifs polonais :
[…] Préparer la visite d’Auschwitz […]
Émouvant article qui remémore les événements appris au hasard de lectures, puis de visites avec les enfants bien plus tard. Émotion mais surtout réflexion sont fondamentales.
La démarche menée par le lycée Marie Curie est un devoir pour tous les lycéens.