Depuis 1993 et les réformes Balladur, chaque fois qu’il a été envisagé un report de l’âge du départ en retraite et/ou un durcissement des conditions de départ (durée de cotisations), certains ont affirmé que le seul résultat de la réforme serait une augmentation du chômage, soit des seniors, soit des plus jeunes. Autrement dit, si certains travaillent plus, d’autres se retrouveront au chômage.
Cette affirmation, qui paraît de bon sens, s’appuie en réalité sur une ignorance des mécanismes économiques, en particulier ceux de la création et la destruction d’emploi.
Beaucoup de Français imaginent l’emploi comme un gâteau qui serait régulièrement amputé par des licenciements. Puisqu’il n’y a pas assez d’emplois, les solutions à mettre en œuvre sont simultanément d’empêcher les licenciements et de réduire le nombre de participants à la répartition du gâteau (par les préretraites, le départ des immigrés, les congés parentaux, etc.). Dans le même esprit, les 35 heures consistent à diminuer la taille des parts pour qu’il y en ait plus. Le même raisonnement a conduit certains, vers 2005, à penser que le papy-boom, en réduisant le nombre de participants au partage du gâteau, allait résoudre le problème du chômage.
De nombreuses études économiques sur le sujet
L’idée d’un volume stable d’emplois ne correspond pas à la réalité. Le nombre d’emplois ne cesse de varier sous le double effet des créations et des destructions : en 2021, il y a eu plus de 4 millions d’embauches en CDI. Et le nombre de personnes disponibles pour travailler influe directement sur le nombre d’emplois.
Le lien entre population et emploi est l’un des plus étudiés par les économistes. De cette connaissance accumulée, il ressort que, sur le long terme, le nombre de personnes employées dans un pays est directement lié à l’évolution de la population active. Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), il existe une forte corrélation entre croissance de l’emploi total et croissance de la population active : plus le nombre de personnes qui souhaitent travailler augmente, plus l’emploi total augmente.
Même à une échéance rapide, le nombre d’emplois disponibles s’ajuste à la population susceptible de travailler. De nombreux travaux ont été consacrés à l’effet sur l’emploi de hausses brutales de la population, consécutives à un évènement particulier. Ont ainsi été étudiés les effets d’événements tels que l’afflux d’immigrants cubains en Floride en 1979, le rapatriement des Français d’Algérie en 1962, l’immigration russe vers Israël (une hausse de 12% de la population), l’arrivée de réfugiés en provenance d’ex-Yougoslavie en Europe. Tous ces travaux ont montré que des hausses brutales de la population active n’ont aucun effet mesurable sur le niveau du chômage : le niveau d’emploi s’est rapidement élevé, le marché du travail a absorbé rapidement les nouveaux arrivants.
Imaginer un lien direct entre la réduction de la population active et celle du niveau de chômage, c’est négliger les effets multiples d’un changement d’une donnée économique sur l’ensemble des déterminants de l’emploi et du chômage : salaires, rentabilité des entreprises, prix des produits, innovation technique, destructions et créations d’emplois. La diminution de la population en âge de travailler a, par exemple, un impact négatif sur la demande marchande. Elle a aussi un impact négatif sur l’offre de produits et de services. Des départs à la retraite qui augmentent de 60% par an, entraînent sans doute la même augmentation du nombre d’artisans qui partent en retraite et suppriment leur emploi, ou du nombre de patrons de PME ou de TPE qui n’arrivent pas à trouver de successeurs et dont l’entreprise disparaît.
Au total, les fluctuations de la population potentiellement active ont des impacts multiples sur le taux de chômage et ceux-ci se compensent ; les études empiriques tendent vers une absence d’effet global notable.
Ce qu’on a pu observer
Ces études empiriques sont elles confirmées par ce qui s’est passé en France depuis 50 ans sur le front de d’emploi et de chômage ? Précisions d’abord que le taux d’emploi est le rapport entre le nombre de personnes en emploi et le nombre total de personnes d’une population donnée (par exemple les hommes de 25 à 49 ans en métropole). Le taux d’activité est le rapport entre le nombre d’actifs (personnes en emploi et chômeurs) et l’ensemble de la population correspondante.
Rappelons aussi la chronologie des principaux événements affectant l’emploi depuis 1975 :
- Augmentation du taux d’activité des femmes
- Augmentation de l’âge de fin d’études moyen de 1975 à 2000 environ (il est stable depuis)
- Crises économiques diverses dans le monde à intervalles irréguliers
- Politique nationale visant (entre autres) à réduire le nombre d’actifs dans la première période : aide au retour pour les immigrés et congé parental, passage aux 39 puis aux 35 heures, 5e semaine de congés payés, retraite à 60 ans, aide au temps partiel, dispense de recherche d’emploi pour les seniors, dispositifs de pré retraite.
- Réformes visant à reporter les départs en retraite en 1993, 2005, 2010
L’INSEE fournit le taux d’activité par genre (tableaux ci-dessous).
Dans les deux cas, on observe une baisse du taux d’activité des jeunes (courbe verte), en lien direct avec le report de l’âge de fin d’études, puis une stabilisation, en raison de la stabilisation de ce même âge. Le taux d’activité des femmes reste inférieur à celui des hommes.
Le taux d’activité des hommes de 25-49 ans baisse légèrement sur l’ensemble de la période mais reste à un niveau élevé. Le taux d’activité des femmes de 25-49 ans augmente fortement jusqu’en 1995, puis beaucoup plus lentement ensuite. Il s’est rapproché du taux d’activité des hommes mais lui reste inférieur.
Le taux d’activité des hommes de 50 à 64 ans (et de 65 à 69 ans) connaît d’abord une baisse (de 1975 à 1995) en raison des mesures pour les mettre en retraite ou en préretraite, puis une hausse en raison de réformes en sens inverse. Pour les femmes, l’effet retraite et préretraites est compensé par une hausse de l’activité féminine ; en deuxième période, la courbe ressemble à celle des hommes.
Pour l’ensemble des 15/64 ans (courbe noire) le taux d’activité des hommes baisse un peu puis se stabilise, quand celui des femmes ne cesse de monter.
La courbe du taux de chômage depuis 1975 montre, elle aussi, deux périodes : de 1975 à 1997, la courbe donne le sentiment que rien n’arrivera à casser la hausse grandissante du chômage, au-delà de fluctuations temporaires. A partir de 1997 et malgré les décrets Balladur, le chômage se met à baisser. Là aussi avec des fluctuations amples liées à plusieurs crises. En 2022, le taux de chômage n’a jamais été aussi bas depuis 1983.
S’il paraît difficile de dire, au vu de cette courbe, que l’augmentation du taux d’activité fait baisser le chômage, il paraît évident que les mesures qui tentent de restreindre l’offre de travail ne permettent pas de baisser le taux de chômage.
Ce qui s’est passé en France depuis 1975 confirme encore une fois les études économiques précédentes : le volume d’emploi sur un territoire dépend avant tout du volume de laa population active.
Conséquence : une réforme qui reporterait les départs en retraite ne créera pas de chômage supplémentaire.
PS : le premier chapitre de cet article est issu d’un article écrit en 2006 avec Alexandre Delaigue, professeur d’économie.