Appuyez sur “Entrée” pour passer au contenu

Sceaux et son histoire selon Pierre Jaillard

Que peut-on espérer de l’histoire de sa ville ? Apporter par la connaissance du passé des clés de compréhension du présent pour ne pas retomber dans des impasses déjà vécues ? Créer du lien social ? Pierre Jaillard, président des Amis de Sceaux, société d’histoire locale, auteur de ce questionnement, y répond par l’affirmative. Pour lui, le passé doit s’injecter dans le présent, l’innerver. Sceaux a une identité, il lui faut une histoire.

Les Amis de Sceaux

L’association a un âge vénérable, elle sera dans six ans centenaire, mais quand on s’intéresse au temps long, c’est finalement une jeune maturité. Ses objectifs n’ont pas changé : « Créée en 1924 à l’instigation de professeurs de lycée, d’archivistes, la Société s’est donnée pour mission de rechercher, de recueillir, d’inventorier tous documents, témoignages, souvenirs, concernant la ville de Sceaux et sa région et de les mettre à la disposition du public. »[1]

L’association émet un Bulletin des Amis de Sceaux depuis 1925, avec des interruptions toutefois et des renouvellements. L’histoire de cette revue d’histoire a fait l’objet d’études. Le numéro 31 de la nouvelle série, paru en 2015, retrace son itinéraire. Pour se le procurer, ainsi que d’autres numéros anciens, le plus simple est de s’adresser directement à l’association via son site internet.

C’est à son président que l’entretien se consacre. Conscient que chaque membre du Conseil d’administration a sa personnalité et ses centres d’intérêt, nous ne prétendons pas ici rendre compte de l’association dans sa totalité. J’espère simplement que d’autres entretiens viendront enrichir celui-ci.    

Système solaire

Le métier de Pierre Jaillard mériterait à lui seul un article, tant il paraît passionnant. Il est président de la Commission nationale de toponymie (CNT)[2] ; cette Commission dépend du Conseil national de l’information géographique ; ce Conseil contribue, au nom de la France, aux travaux de l’ONU ; au titre de ces travaux, il préside un groupe d’experts qui travaille sur les noms de lieux au niveau mondial. Belle chaîne de coopérations, n’est-ce pas. Ajoutons à cela que le groupe de l’ONU présidé par lui s’intéresse à la toponymie dans l’espace, jusqu’aux limites du système solaire ! Le sujet doit être d’une grande sensibilité géopolitique. Pour ma part, sincèrement, je n’aurais jamais imaginé toutes ces imbrications géographiques avant qu’on m’en ait parlé.

Le récit de la ville sur elle-même qu’il appelle de ses vœux, il le considère comme fondamentalement politique. J’ai cherché pendant l’entretien à comprendre ce qu’il appelait politique. En 1989, Il devient à 24 ans conseiller municipal et le demeure pendant trois mandatures, dont une en tant qu’adjoint à la culture. Mais il n’évoque jamais les élus, ni leurs orientations, ni les projets. Il ne se départit pas de la neutralité qu’il juge inhérente à sa fonction de président, de sorte que la signification reste longtemps énigmatique. Et puis, peu à peu, le voile se lève sur une certaine évidence : la politique dans laquelle il situe l’histoire n’est pas celle de l’exercice quotidien du pouvoir municipal, mais dans l’idée qu’une communauté humaine, pour faire Cité (polis), doit se saisir de son passé, d’une certaine façon l’habiter.

Rendre l’histoire présente

Assurer la présence de ce passé suppose d’en montrer les innombrables facettes. Un exemple : le dernier numéro du Bulletin[3] de l’Association traite des lotissements au début du 20e siècle. Quand Pierre Jaillard en parle, il est d’emblée dans l’analyse : il évoque la politique volontariste d’embourgeoisement qui fut portée par les élus et les promoteurs locaux avant la Première Guerre mondiale et qui s’est développée dans l’entre-deux-guerres ; la volonté de changement de la population qui a conduit à la sociologie actuelle ; ce qui n’empêche pas la présence d’un tissu populaire, « plus réparti dans la ville qu’on le croit souvent, et heureusement, dit-il, ce qui fait tout à  la fois une population relativement mixte, mais d’une mixité avec la tendance que chacun connaît : la connotation bourgeoise qui fait l’image de Sceaux. » 

Il voit que la ville aujourd’hui est en train de se transformer, mais souvent pour des raisons qui ne sont pas de l’ordre du volontarisme. La demande récurrente de mettre du « vert » partout est souvent justifiée par un équilibre supposé de la ville d’autrefois. Ce qu’il interprète comme une tendance à la romantisation de l’histoire. Il illustre l’idée d’une référence à Dezallier d’Argenville (le grand jardinier du 18e siècle), qui explique pourquoi on met en herbe les grandes allées des jardins ou les aires entre les arbres :  c’est simplement parce que ça coûterait trop cher de désherber de larges surfaces. La verdure n’était pas un but en soi.

L’histoire apporte le sens de la nuance : Sceaux ne se réduit pas à son parc ou à son château, mais elle s’est faite avec eux, par eux. « Avec Colbert, l’économie de la ville se modifie radicalement. Auparavant, c’est une économie rurale qui produit du blé, du vin, fait un peu d’élevage. Cela reste modeste et rapporte au seigneur de Sceaux à peine de quoi entretenir ce qu’on appelle maintenant le petit château. Colbert arrive avec des ressources considérables qui se déversent sur la ville, bouleversant les circuits financiers. Le tissu économique et social se met au service du château. De nouveaux métiers s’établissent, fleuristes, maraîchers, volaillers, pour ne citer qu’eux. Aujourd’hui, le seigneur d’hier s’est démocratisé, dit-il en manière de plaisanterie ; 10.000 manants sont devenus 10.000 « seigneurs » (il sourit) qui gagnent leur argent ailleurs et le dépensent à Sceaux. » Plus sérieusement, c’est la continuité entre la dynamique créée par Colbert et la réalité économique d’aujourd’hui qui l’intéresse.

Multiples facettes

J’ai voulu savoir à quels thèmes s’attachait plus particulièrement Pierre Jaillard. Il s’empresse de redire qu’ils n’engageraient que lui, que le Bulletin est affaire collective et que chacun des membres de l’association exprimerait d’autres préférences. J’insiste et la première idée qui lui vient spontanément est la musique classique. On sent que le sujet le touche comme objet d’une belle histoire. La duchesse du Maine, précise-t-il, en a jeté les prémisses, il y ajoute la musique de fête avec le bal de Sceaux, la musique populaire avec les harmonies, autant de couleurs différentes, autant d’allers-retours qui montrent que cette histoire n’est pas figée et qu’elle entremêle bien des cultures.

Il y a les commerces. L’association y a consacré une conférence. Cette force de la ville n’a pas jailli de nulle part. Si Pierre Jaillard la relie au rôle de Colbert, sa pérennité a besoin d’être expliquée. Quels ont été les moments clés de son développement ? Quels échecs et quelles réussites ? Quelles évolutions et quelles relations avec l’évolution de la population de Sceaux et de ses alentours ?

Plus délicat est le développement des réseaux (électricité, téléphonie, gaz, eau,…). Ils structurent l’espace de façon intense et conditionnent le développement urbain. Il aimerait développer cette thématique. Personnellement, je trouve que la difficulté a de quoi effaroucher. Comment aborder l’histoire de tous les tuyaux qui, sous nous, déversent les énergies nécessaires ou évacuent les trop-pleins. Chapeau bas à la personne qui pourra la prendre en main.

Enfin, et comme c’est sa spécialité on n’en sera pas étonné, la toponymie de Sceaux, est à ses yeux un sujet d’ampleur. Une première raison est dans son objet : la recherche des liens enfouis entre noms de lieux et rôles anciens ou formes géographiques ; c’est le désir de ne pas effacer ce que furent Sablons ou Chéneaux, de leur éviter, comme les Champs-Pommiers verger enfouis sous Lakanal, de disparaître tout à fait. L’autre raison est une forme de résistance au recours trop répandu aux noms de fleurs ou d’oiseaux : je ne sais trop s’il y voit un manque de culture historique, mais probablement un refuge facile par défaut de référence.

Ces exemples, venus au cours de la conversation, ne préjugent assurément pas des nombreux autres auxquels il a pu penser depuis.

L’histoire locale comme réseau

Le Bulletin n’est pas seul. L’association a de nombreux liens avec des acteurs de l’histoire locale. A commencer par le service d’archives de la ville qui, grâce à l’archiviste qui l’anime, fournit une aide précieuse à la recherche. Il y a ensuite les Amis du musée de l’Île-de-France, les sociétés d’histoire locale voisines, avec la fédération Île-de-France des sociétés d’histoire et le CTHS (Comité des travaux scientifiques et historiques) qui les fédère au niveau national.

Mais le président verrait bien se créer des liens avec des enseignants en économie ou en géographie de la faculté Jean-Monnet, voire avec l’IUT. Impliquer la nouvelle génération est une préoccupation de l’Association. Ce n’est pas simple. Les plus intéressés à l’histoire de Sceaux sont naturellement les anciens ; ils veulent conserver leur mémoire. C’est pourquoi l’association participe aux journées du patrimoine et tient un stand dans la rue piétonne ; à l’occasion de son assemblée générale, elle a l’habitude de proposer une conférence sur une question scéenne.

Une histoire à sa place

L’effort n’est pas vain et, selon Pierre Jaillard, les maires de Sceaux savent bien que la cohésion de la population a besoin d’une histoire à laquelle on ait envie d’adhérer. Les Scéens de fraîche date ont conscience d’avoir été attirés par une ville qui a un passé. Encore faut-il lui donner une forme, des visages et l’inscrire dans le temps présent. À condition de se tenir à distance des projets de la municipalité : « Nous ne nous prononçons pas sur telle ou telle transformation, c’est le rôle des politiques et de leurs administrés… au moins tous les 6 ans. Notre rôle est d’apporter des éléments à ceux qui se positionnent dans le domaine politique local en leur expliquant comment les choses se sont passées, quels enseignements on peut tirer avec un certain recul, mais certainement pas à intervenir dans les débats suscités. »

L’histoire, telle que Pierre Jaillard l’entend, met le présent en perspective, elle ne le décrète pas et se garde plus encore des anticipations (à chacun son métier). Elle est un lieu de partage entre Scéens « de toujours », en même temps un lieu d’accueil des nouveaux Scéens qui veulent comprendre où ils arrivent et s’intégrer non seulement à une ville, mais à une communauté forte aujourd’hui de ses pulsations d’hier.


[1] http://amis-de-sceaux.org/about-2/
[2] Pour en savoir plus sur ce vaste domaine, on peut se reporter au mandat de la CNT établi en 2011
[3] Pour la liste des articles et des thèmes traités, voir le site de l’Association des Amis de Sceaux

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *