Un plus un
Il a un double visage, mais pas une double vie. Il n’échange pas au crépuscule son identité́ du jour pour une identité́ de nuit, il est tout à la fois Jérôme Bouchez, plasticien, et Altone Mishino, peintre. Les deux partagent le même atelier, au Block House, rue de Bagneux, dans le quartier des Blagis. Le Mishino, formé pendant son adolescence en même temps que ses cours decalligraphie, comprend qu’il devra composer avec Bouchez, son créateur. Pas simple de ménager deux figures du même, mais la matière est là ; elle s’impose : « La photo, dit-il, la peinture, la vidéo, la fabrication d’objets, toutes les techniques qui s’offrent à nous, je les prends. » Oui, il prend tout, il hésite, compare, s’approprie, il y a tant de possibles, et ce faisants’affranchit, se transforme. Il entre avec la trentaine dansune diversité́ de lui-même, une double volonté́, un double engagement, si l’engagement peut valoir au-delà̀ de la figure désuète de « l’artiste engagé » dont les travers ont laissé des marques durables. Volonté́ donc d’être nourri des événements du monde alors qu’il était dans le geste pur, le mouvement atemporel du bras qu’il avait appris de la calligraphie chinoise. « Je ne voulais plus choisir, je ne regrette pas de ne pas avoir choisi. Je reste les deux. »
A l’écouter, on comprend que cette situation intime n’a été ni un avantage ni une lettre de noblesse. Dans le milieu de l’art, explique-t-il, l’hétérogénéité passe pour de l’immaturité́ : « Dans la deuxième moitié des années 90, on était assignés. Les galeristes et les collectionneurs imposaient la séparation. On avait le côté́ Beaubourg et rue de Charonne et le côté́ Matignon. » Dans le 11e, les plasticiens, les vidéastes… Dans le 8e, la peinture. Produire sous un même nom des travaux destinés à l’est et d’autres à l’ouest de Paris n’aurait pas été́ recevable. Mélanger les deux revenait à être anecdotique ; une œuvre aurait été́ réduite au bavardage d’une autre. Péché́ mortel, évidemment. Et, se glissant dans deux « clandestinités » protectrices de chaque identité, en refusant le mélange, il répondait à ce qu’il lui semblait impossible de partager : la coexistence trouble entre d’une part des formes réelles et pourtant nébuleuses du terrorisme, des migrations, du religieux, et d’autre part des projections, des bouillonnements de gestes qui ne prennent sens que sur la toile…
Au début, Harry Lunn
En 1995, il se lance dans un premier travail sous le nom de Jérôme Bouchez. C’était l’occupation de l’église Saint-Bernard par des migrants soutenus par des associations humanitaires qui transformeront le statut d’immigré illégal en statut positif de « sans-papiers ». Est-ce, dès lors une coïncidence, s’il s’attache à du papier officiel du ministère de l’Intérieur, « du très beau papier, dit-il, que je détourne pour en faire un travail sur les migrants, mais surtout un travail sur le visage. ». C’est la série Minis(Ter(r)e(s))de l’Intérieur avec des visages aux bouches béantes sous cagoules. Rétrospectivement, confie-t-il, les messages de cette époque sont brouillés aujourd’hui. Les choses ont pris un tour nouveau.
Il organise une petite exposition « Viandes de France » avec des photographies et des papiers retravaillés. La chance veut qu’il soit repéré́ par Harry Lunn, un des très grands marchands d’art photographique.[1] « Il était passé le lendemain du vernissage. Je ne le connaissais pas, nous n’échangeons pas un mot. En le décrivant au détour d’une phrase à un ami australien, il m’apprend qui est cet homme. Je lui envoie un petit mot m’excusant de ne pas l’avoir reconnu et lui proposant de se voir. Il accepte. Mon travail lui plaît. J’entre dans son « écurie ». Ce sont alors deux ans de vie de fou, d’expositions partout dans le monde, de rencontres d’artistes, des stars de l’underground, des personnages en vue.
« Sa mort en 1998 a été́ pour moi une perte immense. Du point de vue professionnel évidement, mais affectivement surtout. Avec celui de mon père, c’est le grand deuil de ma vie. C’est un homme qui m’a apporté́ énormément. C’est un marchand d’art comme je voudrais rencontrer un jour, un homme qui avait un regard d’une netteté́ exceptionnelle, qui montrait de l’empathie, une intégrité totale pour ses artistes. Et puis, j’ai été́ probablement le dernier à le voir vivant. Sa femme qui était en Normandie m’avait appelé́ ; elle n’avait pas de nouvelles de lui. Nous nous étions quittés la veille à Paris. Juste avant sa crise cardiaque. »
La double vie dans les galeries
Il passe chez Claude Samuel, une galerie de la rive droite. Le Jérôme Bouchez, si on peut le distinguer ainsi d’Altone Mishino, continue de s’interroger devant l’irréductible distance qui confère à tout visage un mystère aussi profond que celui de la Trinité. Les corps cagoulés, angoissants, peut-être angoissés eux-mêmes, le poursuivent. Et à Moscou, ce sont les forces spéciales qui l’inspirent, non sans provocation, dans une exposition rue Arbat, la célébrissime. C’est qu’il y voit des traits communs avec des terroristes, voire des migrants, étrange non ? ce rapprochement, cette confusion, dit-il, au prétexte du masque, du casque ou de la cagoule. A moins que tout ce qui est dissimulé ne soit source d’alarme, de celles qu’éprouvent les enfants.
Beaucoup de choses dans les années qui passent : photos, donc, vidéos, « objets », compositions, parfois des détournements. Sur des missels, auxquels par opposition à une Bible il n’attribue rien de sacré, il inscrit à la feuille d’or sur la couverture de cuir, des « évidences », des poncifs. Il aime faire résonner des contraires, provoquer des « frictions », ici entre le rituel et le banal. Il cherche ce qu’il y a d’héritage dans les slogans, même très convenus, et inversement replacer le missel dans le quotidien le plus ordinaire. Comme s’il voulait questionner le sens commun des choses.
Et figurez-vous que ce n’est pas tout. En lui est aussi la nature morte, la composition du fruit et du contenant, des pommes sur une soupière, des aubergines sur une poêle, il y voit de la durée. C’est bien cela. On est bien dans ce genre qui charge l’ustensile et le végétal d’une symbolique quasiment existentielle ou, disons-le plus clairement, religieuse.
Coté́ Mishino, allons-y au hasard. Chez Kazoart, ce sont des ailes, des pluies, des cotons, des études, des fugues, des oiseaux noirs ; c’est une série florissante de toiles qu’expose Mishino sur un espace de plusieurs années. Chez Saatchi Art, il continue sa calligraphie avec des vents, des dieux, Icare ou phénix, appelés à s’établir dans les airs, à être portés par les courants d’air, ceux de l’inspiration si possible quand il est satisfait de son geste. Chez Artmajeur, on trouvera un quadryptique qui partage et cependant réunit les projections rectilignes ou circulaires selon quatre parties qui semblent rappeler que l’unité́ spontanée de la chose perçue recouvre bien des sous-ensembles. Il y aussi des écorces reprises au goudron qu’il voit comme des Haikus, tandis que chez Rauchfeld, l’année dernière, il exposait ses toiles « sombres », entendez travaillées sur des noirs et des ocres, dans une double matière. Et puis, pour le reste, pour tout ce qui n’est pas évoqué́ ici, voyez le site : pas certain qu’il y ait tout ; mais quand même… Une certitude : les métaux, bronze et or, compris comme des couleurs, peut-être aussi comme des rythmes, animent une part de son travail depuis plus de vingt ans.
La rue Jean Mascré
Son père, décédé́ jeune à 52 ans, en 1978, d’un cancer foudroyant, fut ingénieur chez Hispano-Suiza, à Montrouge. Il travaillait sur les trains d’atterrissage. Sa famille quitte Paris quand il a six ans pour s’établir dans quelque chose de plus avenant pour les enfants, de plus grand, de plus aéré́. Ils s’installent à Sceaux, concrètement, rue Jean Mascré en face de la maison où, jadis habita Marie Curie et ses deux filles, après le décès de Pierre.
« J’aimais le côté́ résidentiel. J’adorais le parc aussi où je pouvais me perdre. C’est sublime pour un enfant, ce dédale d’allées, de bois et des bosquets ; je continue à l’aimer ; à le regarder avec le regard d’Atget, à travers ses photos souvent sans personne. » L’hiver, parfois, quand il faisait très froid, il se souvient d’avoir fait du ski de fond avec ses parents. Pourtant le centre-ville, avant la rue piétonne, « c’était affreux ; des embouteillages continuels ; des camions partout. A la place de l’hôtel Ibis, il y avait une grande station-service ! »
Il fréquente les Cœurs vaillants, les scouts puis, adolescent, l’aumônerie animée par Jean-Claude Bée,[2] un curé à ses yeux rarissime. « Il était redoutable pour nous mettre en recherche de nous-mêmes, très exigeant, mais très respectueux de nous. Il reste encore en moi une expression qu’il avait pour parler de la diversité́ de l’humanité́ : elle est un champ de trèfles, avec des trèfles à 3 feuilles et des trèfles à 4 feuilles. Dieu aime tout son champ. »
Difficile de saisir quelle part cette enfance continue de respirer en lui. Formée très tôt, la foi est toujours là. Elle imprègne son travail, elle l’infuse. Elle agit sur les quelques thèmes qui semblent s’être fixés en lui profondément et qui durent, résistent, persévèrent. Ils sont comme conçus avant que l’explication prenne le dessus sur la sensation, dans un temps premier, celui de la rue Jean Mascré, thèmes qui semblent dire que sa vocation est dans leur permanence. Et parmi ces thèmes, un qu’il poursuit encore avec un travail sur des sacs postaux français, américains, suisses, sur lesquels il peint des visages incertains aux bouches évidées. Il a ici en tête une nouvelle « friction », en confrontant des humains arrêtés aux frontières et des objets, des sacs, circulant sans entrave, en nombre sans cesse croissant. Cette friction prend forme de fiction, je ne sais si c’est pour la dénoncer ou modestement la dire. Mais elle ressemble tant à ce qu’il décrit depuis le début de l’entretien : des spectres qu’il cherche, qu’il attend, et qui toujours lui échappent.
Jérôme Bouchez participe du 2 au 8 novembre 2020 à une exposition, 42 quai des Célestins à Paris IVe, avec un collectif créé par Claire Artemyz. Le thème en est le désir. Il y répondra, dit-il, en serez-vous surpris, sous une double forme et… deux identités.
[1] Michel Guerrin, dans un article du Monde, publie une petite biographie juste après son décès.
[2] Ce curé, d’une personnalité hors norme, a marqué de très nombreux esprits à Sceaux. Un article du Monde, malgré un titre accrocheur et réducteur, rend compte et son aura et de sa forte influence.