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Cicérones d’Argentine

Parions qu’interroger autour de soi sur ce qu’est la musique argentine, la réponse irait du côté du tango. Un peu comme le Bolero fait la réputation de la France à l’étranger. Sans rien ôter du génie d’Astor Piazzolla qui a fait du tango un art à part entière, chacun devine que la musique argentine ne s’est pas arrêtée là. Oui mais en quoi ?

La proximité est un puissant avantage. Alejandro Sandler vit à Sceaux (nos lecteurs le connaissent déjà). Il est chef d’orchestre. Ce matin-là, autour d’un café, avec Patrick Langot, violoncelliste, c’est de cette musique contemporaine dont nous avons parlé. Pourquoi maintenant ? Parce que dans les jours qui viennent, le 26 janvier 2024 pour être précis, sort Alas, un CD consacré justement à cet aujourd’hui argentin. Parce que le 9 février, dans la belle salle Cortot à Paris XVII, ils tiendront concert  avec Alexis Cardenas au violon et l’orchestre de Lutetia.

Dire ce qui se fait

Alas, c’est en français « ailes » et l’allusion porte sur celles du condor, oiseau emblématique de l’Argentine. Elle exprime une ambition : faire connaître, faire savoir que l’Argentine est un creuset où se mélangent (presque par nature) des cultures différentes.. Tel au moins fut le cas au XIXe siècle et au début du XXe. Depuis, les crises économiques ont changé la donne, mais retenons ce passé.

C’est un passé déjà rayonnant de la célébrité de Daniel Barenboïm, d’Astor Piazolla, du saxo jazz de Gato Barbieri, de Lalo Schifrin (écoutez son Mission impossible orchestré à Radio France), tous d’un immense parcours, avec tant d’autres qu’une encyclopédie serait nécessaire. À croire que l’Argentine fut un formidable terreau d’imaginaire musical.

Le disque et le concert veulent révéler d’autres musiciens. Des musiciens en travail, en créations, versés dans une musique à qualifier de savante, d’expérimentale parfois, bien que nourrie d’influences populaires. Lors de l’entretien, avec Alejandro Sandler on était dans le voyage, dans le panorama de la dynamique argentine, avec Patrick Langot, dans le récit des cadences, des signatures musicales.

Alberto Ginastera

Référence, révérence d’abord à Alberto Ginastera (1916-1983). Le premier. L’origine. À tempérer sans doute. « La génération actuelle lui doit beaucoup, dit Alejandro Sandler. Il a créé le premier centre de musique contemporaine. » Il commence par s’inspirer du folklore porté par un « nationalisme objectif », à entendre comme une volonté de faire ressurgir des musiques enfouies. Ce n’est pas un repli, c’est une sorte de retour aux sources, réelles ou supposées. La fin du XIXe et le début du XXe valorisent en Europe les folklores nationaux avec Grieg, Nielsen, Dvorak, Bartok… Viendra ensuite, un « nationalisme subjectif » qui l’amène à accueillir des créations européennes comme celles de Stravinsky. Il regardera plus tard les nouvelles méthodes du sérialisme pour, à la fin de sa vie réaliser une synthèse personnelle qui se traduit par une œuvre comme Bomarzo, un opéra (très) contemporain.

Dans le CD, on trouvera d’Alberto Ginastera les Variaciones concertantes op.23, hommage à la guitare rendu par un orchestre de chambre qui n’en compte pas. Cordes, flûtes, hautbois, clarinettes, cors, trompette, trombone, harpe (et d’autres encore) deviennent solistes au gré des mouvements. Ces variations autour des mi, la ré, sol, si, mi, les six cordes de la guitare ressemblent à de libres bifurcations entre des apaisements et des pulsations qui rappellent le Sacre du printemps.

Crédit : Jacky Mercien

Di Giusto

Gerardo Di Giusto est un pianiste compositeur. Né en 1961 à Córdoba, il y apprend le piano au conservatoire régional. Il s’installe plus tard à Paris et suit le Conservatoire National de Région de Saint Maur. Il est l’auteur d’Alas qui donne son nom au disque. C’est une fantaisie pour violon, violoncelle et orchestre à cordes, écrite en 2021. « La folk argentine y est très présente (pas le tango !) avec ses rythmes très soutenus. Cela donne une musique hybride, sorte de fusion avec le jazz, avec des improvisations. Elle est au début d’un accès immédiat et glisse ensuite vers le contemporain pour revenir aux cadences populaires. Il allie conviction, modernité et absence de complexe » explique Patrick Langot qui, entre les deux instruments solistes, tient le violoncelle, tandis qu’Alexis Cardenas est au violon et que l’orchestre de Lutetia est dirigé par Alejandro Sandler.

Di Giusto, compositeur de la cadence donc et pourtant dans cette fantaisie, aucune percussion. Le rythme est donné par les cordes. Alejandro Sandler lit chez lui des influences huayno, une musique d’origine andine. Elle revient de nos jours avec le souci d’incorporer, de faire corps avec des éléments musicaux préhispaniques. Influence aussi du baguala, un genre musical du nord-ouest de l’Argentine, sorte de mélopée très cadencée, traditionnellement avec un « bombo » encore que Atahualpa Yupanqui, dans son émouvant Baguala del minero, trouve ses syncopes avec sa seule guitare.

Gabriel Sivak

Compositeur et pianiste franco-argentin né en 1979, Gabriel Sivak suit des études de composition et musicologie à la Sorbonne et au Pôle supérieur Paris-Boulogne. Patrick Langot connaît sa musique depuis longtemps. Il connaît l’homme aussi et trouve du talent dans son maniement des timbres. « Il a une grande connaissance des percussions ayant travaillé avec les Percussions de Strasbourg. Ce qui lui a permis d’en intégrer une bonne vingtaine. » C’est un surprenant bric-à-brac d’instruments, timbales, marimba, tubes harmoniques, vibraphone manipulé avec des aiguilles à tricoter, bols d’eau reliés à un réseau métallique, archet de contrebasse pour jouer les différentes cymbales, crotales (des cymbales antiques !), tamtam… pour ne citer que ceux-là.

On s’attend à une déroutante cacophonie. Et pourtant, « quand je l’écoute, évoque Sandler, je suis happé dans une histoire. Ce n’est pas une musique de film, mais un film se déroule en moi. Sivak parle d’un « hédonisme harmonique ». Il se fait plaisir en composant. » Ce que dit à sa manière Langot quand il parle d’une « signature harmonique » incomparable. « On le reconnaît d’emblée. Il a une identité. » On est en tout cas dans un atonal qui selon les dispositions de chacun vibrera ou non selon sa propre vibration.

Descaminos est la pièce pour violoncelle, cordes et percussions, retenue pour le disque. Elle est d’une attaque « dérangeante » selon l’expression de Patrick Langot. Gabriel Sivak inscrit sa composition dans « une pensée post-moderne » tout en la situant comme des « déroutements » d’inspirations venues du folklore argentin et sa Pampa. (*)

Alejandro Iglesias Rossi

Alejandro Iglesias Rossi naît en 1960 à Buenos Aires et vit à Paris de 1982 à 1990 où il obtient un premier prix en composition de musique électroacoustique au Conservatoire Supérieur National de Musique et de danse de Paris. Il se revendique de l’art autochtone. Avec le Centre d’ethnomusicologie et de création dans les arts traditionnels et d’avant-garde de l’Université nationale d’Argentine. Il a effectué des recherches en Amazonie, dans les Andes et dans la vallée du Mexique. Il fonde l’Orchestra of Indigenous Instruments and New Technologies « Démarche un peu semblable, dit Patrick Langot, à celle qui retrouve le baroque et Vivaldi pour les intégrer dans une inspiration contemporaine. Il s’inspire de l’invocation, de la terre, du chamanisme revisités à travers des instruments européens. »

Llorando silencios est une pièce pour violoncelle seul, écrite en 1986 et non enregistrée jusqu’à présent. Dans l’esprit de Rossi, on est dans la cosmologie andine avec ses royaumes et ses animaux, les cycles d’une mystique immémoriale. « La sonorité du violoncelle se transforme en quena, charango et erke, trois instruments traditionnels. »(*)

Le concert dans la salle Cortot

À occasion de la sortie de l’album, le concert qui se tiendra le 9 février dans la salle Cortot (Paris XVII) prolongera la volonté de faire connaître les musiques argentines d’aujourd’hui. C’est d’ailleurs l’intitulé du concert. Au programme : Piazzolla, Cumbo, Sivak et Di Giusto.

Patrick Langot au violoncelle, Alexis Cardenas au violon et Alejandro Sandler à la direction de l’orchestre de Lutetia interpréteront Descaminos de Gabriel Sivak et Alas de Gerardo Di Giusto. À côté de cette musique à nouveau (très) contemporaine, on aura d’Astor Piazzolla (1921-1992) deux compositions extraites de Las Cuatro Estaciones Porteñas : Invierno et Verano Porteño. Ce sont des pièces pour violon et orchestre à cordes dans laquelle Alexis Cardenas assure le rôle de soliste. Sera également présenté le Grand Tango pour violoncelle et orchestre à cordes.

Jorge Cumbo (1942-2021) est un musicien et compositeur argentin qui fut très inspiré par le folklore et, en particulier par la quena, une flûte andine dont il fut virtuose. La partition pour cet instrument au timbre velouté et riche en harmoniques sera tenue par Naïé Dutrieux dans Huayno’t (un jeu de mots entre la musique andine et un « why not » comme défiant le grand voisin US). Sera également donné Pintandome el alma, une musique quena réarrangée pour orchestre.

Le concert affiche donc sa volonté d’ouvrir un éventail de musiques très différentes, certaines « facilement reconnaissables », certaines des recherches musicales « plus en marge », pour reprendre des expressions de Patrick Langot. Dans tous les cas, ce sera une suite de dialogues entre orchestre et solistes, entre des sonorités déconcertantes 😉 et des inspirations puisées dans le folklore, le jazz ou le tango. Ce sera sans doute un moment de découverte, pour certains peut-être de révélation ; il bousculera en tout cas quelques idées préconçues. La salle Cortot, dont l’acoustique exceptionnelle fait la réputation, saura donner la profondeur à ces cadences argentines. Souvenez-vous, le 9 février.

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(*) Citations du texte d’accompagnement du CD Alas.

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À retenir

Concert salle Cortot le 9/2/2024 à 20h30. http://www.sallecortot.com/concert/concert-de-sortie-de-l_album-alas-musiques-argentines-d_aujourd_hui.htm?idr=41241

Sortie du disque 26/1/2024 Alas (label Evidence Classics). Auparavant sortiront des singles et des clips. Passage sur France Musique le 27/1.

Théâtre de l’Alliance : émission publique le 17/1/2024 à 19h. Ils joueront une des deux commandes et une pièce de tango de Piazzolla.

Pour en savoir plus

Le site de Patrick Langot : https://www.patricklangot.com

Le site de l’orchestre de Lutetia : https://www.orchestredelutetia.com

À propos d’Alexis Cardenas

Patrick Langot (devant), Alexis Cardenas (à gauche) et Alejandro Sandler (à droite). Crédit : Juan Pablo Goswami Flores Lopez

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