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Les crayons rêvés d’Aurélie Vilette (2/2)

Poursuivons le précédent article en passant aux spectacles montés à Sceaux. Le Dos de la langue en est un qui prit place dans le Festival Paroles de Sceaux en juin 2019. La base en était des recueils de poèmes de Jacques Rebotier, desquels fut extrait un ensemble de textes porteur de sens bien qu’isolé de sa source originelle, qui raconte une histoire. Ce sont des textes « difficiles à se mettre en bouche » (je trouve l’expression particulièrement belle) à cause de la précision musicale de leur écriture. C’est un univers, dit-elle, dont il faut s’emparer ; ce sont des mots qu’il faut faire « chanter ».

 « Le texte doit prendre forme dans l’espace. » Elle dit de son imaginaire qu’il s’appuie sur le décor. Elle a besoin de penser des objets, mais des objets dans un rôle (« pas d’objet inutile sur un plateau ! »), dans un jeu de références. Dans Le dos de la langue apparaissent des tuyaux de plastique, en nombre croissant, qu’elle renvoie à la présence constante du corps dans les textes de Jacques Rebotier.

Pour la toile peinte, qui couvre le fond de la scène, elle s’est inspirée d’un dessin d’Annette Messager, artiste maîtresse, pour elle, dans l’art de sonder l’inconscient féminin, car il évoquait le corps et la psyché dépliés et qu’elle y a retrouvé quelque chose des poèmes, qui leur faisait écho.

Mon ange est tiré d’un roman de Guillermo Rosales. Son héros, William Figueras, est un Cubain exilé à Miami qui est bientôt enfermé dans un « Boarding home », sorte d’asile psychiatrique, mais surtout sorte d’enfer. Dans le spectacle, ce sont deux femmes qui racontent l’histoire de cet homme. Si des chaises incarnent des personnages, il y a sans doute une raison budgétaire, mais il y a aussi chez Aurélie Vilette un goût pour le « théâtre des objets ». Les objets, bien choisis, sont des indicateurs forts et, utilisés judicieusement, ils captent le regard des spectateurs (qu’on pense au crâne de Yorick dans Hamlet !). Elle aime qu’ils bougent, qu’ils se déploient, qu’ils parlent d’eux-mêmes. Elle aime parler d’un spectacle dans toutes ses composantes : la musique, à inventer ou à choisir, à synchroniser avec le texte, à moduler ; la lumière, grand ordonnateur du regard, à définir et ajuster pour créer une atmosphère.

Web designer de haut vol

On n’en reste pas là. Voici encore une autre facette d’Aurélie Vilette. Le croirez-vous ? Elle développe de sites internet. Mais contrairement aux apparences, ce n’est pas si séparé du travail sur les arts vivants.

Elle ne s’adresse pas à tout un chacun, mais à des associations, des compagnies, des artistes ; on partage déjà une culture. Le spectacle « vivant », c’est un partage de savoir-faire. Pour certaines compagnies, j’ai été à la fois, ou successivement comédienne, ou graphiste, ou scénographe. On aide au projet là où on peut aider… la multidisciplinarité dans nos métiers c’est normal. C’est de l’artisanat, et c’est ça qu’on aime aussi, qu’on défend. Pour en revenir à la communication, un projet de site commence par la compréhension de l’univers et des ambitions de la personne ou du collectif. Voilà qui rappelle l’appropriation d’un texte et de son auteur qui commence un projet de spectacle. Il y a bien sûr des aspects très spécifiques, comme la création d’un logo et plus généralement d’une image de marque qui comprend couleurs, typographie, mise en page. Ajoutons le côté laborieux avec la collecte, le choix et l’entrée des données ; ce sont des textes, des images, voire des vidéos, à charger dans le logiciel, des effets visuels et des pages à configurer, parfois plusieurs langues à associer. Mais le graphisme est le point de concours avec ses exigences visuelles et esthétiques.

Le mieux, pour situer son expérience, est encore de regarder les sites qu’elle a construits. J’en ai sélectionné deux. Le premier, https://horlogenotredame.com, est au service d’une association d’horlogers qui œuvre à la reconstruction de la grande horloge de Notre-Dame, qui a été détruite lors de l’incendie. C’est un mécanisme de plus de 2 mètres qui fut construit en 1867 par le fameux horloger Collin et l’association milite pour que le projet de reconstruction de la cathédrale prenne en compte son existence. Allez sur le site : vous y apprendrez bien des choses et verrez la qualité de mise en page et du rapport entre texte et image, l’originalité de la composition.

On retrouve la même élégance dans le second, https://la-ville-au-loin.fr, qui présente l’activité d’un collectif de créateurs de spectacles situé à Rosny-sous-bois. Animation des images, clarté des exposés, dynamique de l’affichage des pages, c’est vraiment du beau. Un grand soin a été mis dans le choix des polices de caractères, dans les larges blancs qui font ressortir tout en les rassemblant chacune des créations, chacune des actions culturelles montées par le collectif.

Nébuleuse

On n’a pas encore tout dit : la mise en page de livres de Bruno Cabanis, ainsi Les sculpteurs de BD ou En Terre des Ombres, Aborigènes dAustralie ; du prosaïque aussi, la gestion des contrats et des feuilles de paie, la comptabilité de la troupe, les déclarations ; elle peut être clown (« ce personnage qui peut tout dire à votre place en plus maladroit, et donc en mieux »), elle initie des projets d’action culturelle, se lance aujourd’hui dans l’écriture à 4 mains d’une performance tragi-comique, lit de nouveaux textes ; on rebascule : l’administration du site, la newsletter, la recherche de diffuseurs (la part vraiment difficile).

Elle se décrit comme dans une nébuleuse. Un flou imprégné de ce scepticisme qui est part intégrante du statut d’intermittente et qui découle du besoin permanent de prospection et de la nécessité de « tout faire », de se partager toujours. Une brume donc, un avenir confus. Et pourtant un fil solide (une corde sensible ?) semble réunir les différentes figures, les crayons : l’outil du designer, le nom de sa compagnie, la citation de Toulouse-Lautrec en exergue sur son site : « Les crayons, ce n’est pas du bois et de la mine, c’est de la pensée par les phalanges. »

Elles semblaient dire cela, ses mains qui soutenaient comme pour les charpenter les petits traits de vie dont elle fit le récit un mardi au Patio.

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