Appuyez sur “Entrée” pour passer au contenu

L’ère du complotisme

Les échanges sur les réseaux sociaux que l’on peut observer depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie m’ont conduit à relire un livre que je m’étais fait offrir à Noël : L’ère du complotisme, la maladie d’une société fracturée, de Marie Peltier. Le livre est court (140 pages), bien écrit et se lit facilement.

Le contenu du livre

Marie Peltier est historienne et s’est particulièrement intéressée à la guerre en Syrie au début des années 2010. Belge, elle donne souvent des exemples tirés de l’histoire de son pays, mais ce qu’elle écrit parle, je suppose, à tous les Européens.

Pour elle, le complotisme n’est absolument pas un phénomène nouveau. Elle prend en exemple la Révolution française. Mais il a pris une importance considérable après le 11 septembre et l’invasion de l’Irak qui a suivi deux ans plus tard. Si le 11 septembre voit fleurir les théories du complot (aucun avion n’est tombé sur le Pentagone, c’est la CIA qui a organisé l’attentat…) qui ont donné l’occasion d’un succès de librairie à Thierry Meyssan, la guerre en Irak est surtout comprise comme reposant sur un mensonge. « Les élites et les médias nous mentent », c’est le terreau de base du complotisme, celui qui permet ensuite d’accepter toutes les théories alternatives, même les plus fumeuses.

S’il y eut plus tard le mensonge « des armes de destruction massive », Marie Peltier relève que dès le lendemain du 11 septembre, le discours de Georges Bush contient avec l’idée « d’axe du mal », un autre terreau du complotisme, la pensée binaire, celle qui nie la complexité du monde : dans le discours du Président américain, il y a, comme dans tout bon film hollywoodien les bons et les mauvais, eux et nous.

Marie Peltier relève bien sûr le rôle d’Internet, mais elle rappelle aussi plus longuement, après description de l’exemple du Protocole des Sages de Sion, comment l’antisémitisme apparaît dans de nombreuses théories du complot.

Dans un chapitre intitulé « le complotisme, un vecteur de propagande », elle montre comment Vladimir Poutine ou les pouvoirs chiites utilisent le complotisme et la dénonciation des méfaits occidentaux pour masquer leurs propres turpitudes. Elle, qui a suivi les « printemps arabes » et particulièrement celui de la Syrie, montre comment la dénonciation des intérêts occidentaux pour le pétrole permet d’ignorer les attentes et expressions des peuples arabes eux-mêmes et leur refuse en pratique le statut d’acteurs (au mieux ils sont manipulés, au pire ils sont totalement ignorés).

Elle consacre aussi un chapitre à l’islamophobie, avant de conclure avec un chapitre intitulé « sens retrouver ? Perspectives pour sortir du complot ». Elle y montre les limites des réponses basées sur l’humour (type « complots faciles pour briller en société) ou sur la réponse et l’opposition aux thèses complotistes (on peut penser à AFP factuel), réponses qu’elle juge certes pertinentes mais à qui elle reproche de ne pas s’attaquer à ce qui favorise le complotisme. Elle estime que « pour faire face aux discours conspirationnistes à partir de nos valeurs, nous devons interroger notre propre posture ». Elle propose d’éviter d’utiliser les mêmes postures binaires et d’opposition que les complotistes, de renoncer à une position de « monopole du savoir, de la vertu, de la chose publique, du pouvoir et du savoir-faire ; en revalorisant l’altérité, ce qui est la condition d’un débat public au sein duquel chacun peut s’exprimer ». Elle appelle aussi à « une plus grande cohérence entre les paroles et les actes, qui s’inscrirait dans une visée plus universaliste et inclusive ».

Pour Marie Peltier, la lutte contre le complotisme suppose de répondre au désir de plus de démocratie qu’elle voit caché derrière la posture des adeptes du conspirationnisme, née d’une crise de confiance. « Le premier impératif est sans doute qu’elle (la démocratie) puisse restaurer l’individu dans sa condition de sujet ».

Je retiens de cette lecture quelques idées clés.

  • La tentation du complotisme est (au moins en partie) le fruit des comportements des dirigeants, notamment politiques, qui veulent imposer une vision binaire (le bien/le mal) niant la complexité, pratique la géométrie variable dans l’application des valeurs qu’ils prétendent défendre, et n’hésitent pas à mentir pour dicter leurs choix.
  • S’il est toujours utile de combattre les mensonges conspirationnistes, il est indispensable de remettre en cause les comportements ci-dessus.

Réflexions sur le cas de la France

Cette conclusion m’a rappelé le récent débat organisé par La Croix entre les deux anciens premiers ministres Édouard Philippe et Bernard Cazeneuve, dont le sujet était justement « Comment inventer la démocratie ».  Les deux anciens ministres y défendaient (surprise !) la démocratie représentative et tentaient de décrire les conditions de son bon fonctionnement. Sans tomber dans le catastrophisme : après tout il n’y a jamais eu de période de consensus pour dire que la démocratie fonctionne bien. Ils partageaient l’idée qu’elle pourrait fonctionner mieux et que certains signes ne sont pas rassurants.

Pour Bernard Cazeneuve « la parole publique paraît moins maîtrisée et moins exigeante qu’elle ne l’a été, elle convoque volontiers les outrances et les insultes. La politique est devenue moins un art de la conviction destiné à parler à l’intelligence des Français qu’un art de la séduction en vue de recueillir à court terme leurs faveurs. »

Du côté du maire du Havre, pour « prendre les Français au sérieux… Je suis convaincu qu’on intéresse les Français en leur parlant stratégie, projets, de la manière dont nous sublimons le pays ».

Apparemment, ces deux là sont prêts à prendre les Français au sérieux. On verra.

Belge, Marie Peltier n’évoque pas un évènement qui a probablement marqué le désappointement démocratique de certains Français (et participé à la méfiance envers les dirigeants politiques): le référendum sur la constitution européenne de 2005.

Rappelons-nous : le 29 mai 2005, le « non » l’emporte avec 54,67 % des exprimés et 2.641.238 voix de plus que le « Oui ». La France ne signe donc pas le traité. Mais environ 2 ans plus tard ont lieu une présidentielle puis les législatives. Nicolas Sarkozy, nouvellement élu, signe le 13 décembre 2007 à Lisbonne un nouveau traité, ratifié officiellement par la France le 14 février 2008.

Cette ratification exigeait une révision constitutionnelle.  Le Parlement a approuvé la révision constitutionnelle : 560 parlementaires ont voté pour, 181 contre, et 152 élus se sont abstenus. La loi autorisant la ratification du traité de Lisbonne a ensuite été adoptée par l’Assemblée nationale le 7 février et par le Sénat le 8 février 2008.

Le nouveau traité reprend beaucoup des dispositions du projet rejeté en 2005 : il est considéré comme un projet « simplifié ». Beaucoup des opposants de 2005 se considèrent alors comme trompés : cet épisode participe aussi de la perte de confiance dans des responsables politiques qui « mentent » ou « ne respectent pas le suffrage populaire ».

Ils oublient ainsi que ceux qui ont ratifié le traité, Président et députés, ont été élus en 2007. Les trois premiers de la présidentielle étaient favorables au « Oui » et ont recueilli ensemble plus de 75 % des suffrages, soit près de deux fois plus de voix que le « non » en 2005 (27 millions contre 15). C’est la conséquence de l’incapacité des partisans du « Non » à proposer une offre attractive du fait notamment d’une grande hétérogénéité. Certes. Mais le ressentiment reste.

Il y a un risque important que l’élection présidentielle de cette année induise une même déception. Certains ont pu noter que si le président sortant est grand favori selon les sondages, une majorité de Français ne souhaitent pas sa réélection (42% de satisfaits pour 56 % de mécontents, son meilleur score depuis 2020, d’après le JDD). On peut noter que tous ses concurrents recueillent nettement plus d’opinions négatives que d’opinions positives. Le solde négatif est, dans ce sondage, de 23 points pour Le Pen, de 27 points pour Pécresse, de 56 points (!) pour Zemmour, de 30 points pour Mélenchon, de 22 points pour Jadot, de 49 points pour Hidalgo…

Quel que soit celui qui sera élu dans un peu plus d’un mois, il sera le représentant d’une minorité. C’est le résultat d’une société française très fracturée.

Ce n’est pas très réjouissant.

  1. Gérard Bardier Gérard Bardier Auteur de l’article | 24 mars 2022

    Comme expliqué dans l’article, peut-être trop rapidement, Marie Peltier considère qu’il ne suffit pas de pointer les erreurs des complotistes et que les responsables doivent aussi balayer dans leur porte et avoir un comportement exemplaire
    sachant que la notion de « comportement exemplaire » est peut -être à géométrie variable, comme le montrent les exemples cités dans le commentaire ci dessus

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *