« Tchaïkovski ou le crépuscule du romantisme russe » est une conférence qu’Alain Duault, a donnée en décembre dernier, à l’Agoreine de Bourg-la-Reine. Ce très fidèle et ancien intervenant des rencontres littéraires et artistiques de Sceaux (des articles antérieurs évoquent ses conférences dans ce cadre), a illustré sa verve narrative de huit extraits musicaux particulièrement bien choisis.
Un « enfant de verre »
Tchaïkovski est né le 25 avril 1840 à Votkinsk, petite ville à l’ouest de l’Oural, à 1200 km à l’est de Moscou. Il est mort le 25 octobre 1893 à Saint-Pétersbourg. Il est né dans une famille de six enfants de la grande bourgeoisie industrielle russe tsariste, d’un père russe ingénieur des mines, Ilia Petrovitch, et d’une mère pianiste, Alexandra d’Assier. Il a pour demi-sœur Zinaïda, pour sœur Alexandra, et pour frères Hippolyte puis les jumeaux Anatoli et Modeste. Son père dirige les installations minières d’état de Kamsko-Votkinsk dans l’Oural. Sa mère Alexandra d’Assier appartient à une aristocratie d’origine française
Ses parents lui donnent une éducation soignée : il est élevé par une gouvernante suisse, car la coutume chez les riches russes est d’avoir une gouvernante d’expression française. Elle le qualifie d’ « enfant de verre » pour évoquer sa fragilité psychologique. Il reçoit très jeune des cours de piano à l’école Schmelling, poussé par son mélomane de père. À huit ans, Tchaïkovski s’installe avec sa famille à Moscou puis il est envoyé à Saint-Pétersbourg pour y étudier le droit, conformément à ce qu’a décidé le conseil de famille. En juin 1854, sa mère décède lors d’une épidémie de choléra et Piotr en reste inconsolable.
C’est un être hypersensible qui adore conjuguer solitude et paysage russe. Il se sent différent, timide et à une tendance paranoïaque. Il a une vision mortifère de son existence.
Sa gouvernante suisse, Fanny Dürbach (1822-1901), était la seule à parvenir à calmer un peu ses perpétuelles angoisses existentielles. Elle lui lisait beaucoup de poésie française pour l’apaiser. Elle comblait de son mieux le manque d’affection d’une mère malheureuse, froide, et distante. Ainsi que le raconte plus tard son frère Modeste, Alexandra exprimait rarement des sentiments chaleureux ; c’était une mère gentille, mais sa bonté était austère.
Une personnalité complexe et une existence tourmentée
Toute sa vie, Tchaïkovski sera dépressif. Homme au sombre destin, il sera devenu musicien pour traduire ses états d’âme. Ses longues mélodies traduisent ses épanchements et, de la symphonie, il dit que c’est « la confession musicale de l’âme ». C’est ce lyrisme, où les cordes jouent un grand rôle, qui explique sans doute son succès, particulièrement dans sa musique de ballet.
En 1859, 13ème de sa promotion, Tchaïkovski entre comme secrétaire au ministère de la justice mais envisage sérieusement de faire de la musique son métier. À la suite de revers financiers de son père, il entretient temporairement la famille jusqu’en 1862 alors qu’il aurait aimé devenir immédiatement compositeur. Il se met à étudier la composition auprès d’Anton Rubinstein, pour lequel il éprouvera toujours une vive admiration.
Le déclic pour le jeune Piotr, en matière de vocation musicale, est l’écoute à l’opéra du Don Giovanni de Mozart.
De débuts laborieux…vers un succès planétaire
A 21 ans il prend un long congé pour voyager seul et à son retour, il démissionne de son poste de juriste, et, après à peine trois années au sein du ministère, il poursuit ses études musicales au conservatoire de Saint-Pétersbourg qui vient d’être créé. Inscrit aux cours de composition, d’orchestration, de flûte et d’orgue. Nicolas Rubinstein crée le conservatoire de Moscou, et demande en 1866 à Tchaïkovski d’y enseigner l’harmonie. Le jeune compositeur passe donc rapidement au poste – prestigieux – de professeur d’harmonie du conservatoire moscovite. Son travail dans ce cadre est cependant très mal apprécié.
En même temps, Nicolas Rubinstein présente son jeune protégé à tous ses amis.
Sa première symphonie, « Rêves d’hiver » connait pourtant un petit succès, malgré la très vive critique d’Anton Rubinstein, le frère librettiste de son mentor.
Il enchainera par son premier opéra « le fatum » qui connaitra un franc succès.
Mais c’est lorsqu’il reçoit de l’Intendant du grand théâtre de Moscou, Vladimir Pétrovitch Begitchev, la commande du « Lac des cygnes » que la célébrité arrivera pour ne plus le quitter. La « Dame de pique » puis « Casse-noisette » vont consolider celle-ci.
Au total, c’est une œuvre abondante que le musicien produira : onze opéras, huit symphonies, quatre suites pour orchestre, cinq concertos, trois ballets, cent-six mélodies et une centaine de pièces pour pianos.
Un artiste russe…mais cosmopolite
Les influences du jeune Tchaïkovski sont multiples : la littérature russe, particulièrement Pouchkine, mais aussi la musique romantique, sa ville de Saint-Pétersbourg et les poètes issus de cette dernière. Cela aboutit au paradoxe d’une inspiration enracinée dans les sources populaires russes tout en empruntant beaucoup aux formes de composition occidentales. Cela a donné un cocktail qui l’ont inscrit pour la postérité comme un symphoniste mélodieux doublé d’un remarquable orchestrateur. Lui qui disait que sa musique est russe, russe, rien que russe est reconnu mondialement pour son éclectisme musical centré sur la thématique du destin (le fatum) qui l’obsèdera toute sa vie.
La musique de Tchaïkovski puise abondamment dans le classicisme mais aussi dans le romantisme allemand et français. Mais c’est dans la recherche formelle de ses œuvres, ainsi que la dynamique insufflée à l’accompagnement rythmique, que son travail est remarquablement novateur. L’orchestration, parfois clinquante, notamment par la somptuosité des cuivres (dont se souviendront Stravinski ou Chostakovitch), par des audaces tout à fait étonnantes, ou encore par l’apparition d’instruments plus inhabituels, comme le quatuor d’accordéons de la Suite pour orchestre n° 2 op. 53 (1883) ou le célesta (dans Casse-Noisette et la ballade Le Voïévode).
Une généreuse mécène
La riche baronne Nadejda Mme von Meck, grande admiratrice de Tchaïkovski, ne se contente pas de lui manifester son admiration et son affection par correspondance, elle lui alloue une bourse annuelle de 6000 roubles et prend en charge les frais de publication, ce qui le mettra à l’abri des soucis financiers pendant 13 ans. Cette idylle platonique cesse quand elle lui annonce en 1890 qu’elle est ruinée et ne peut plus lui verser sa pension, et elle cesse leur relation épistolaire. En réalité, elle a appris l’homosexualité de Tchaïkovski et, blessée, rompt avec le musicien, lequel lui garde cependant son admiration. Il perd son âme sœur qu’il ne rencontrait jamais mais qui lui apportait sécurité financière et affective.
Il se mariera le 30 juillet 1877 pour faire taire les rumeurs sur sa supposée homosexualité et gagner en respectabilité, mais il ne supportera pas le contact physique de son épouse, Antonina Milioukova, une de ses anciennes élèves qui lui avait écrit une longue lettre enflammée, comme elle en avait déjà adressé à des banquiers, des généraux, des artistes en vogue et même des membres de la famille impériale.
Une fin de vie à l’image d’une vie de dépressif
En octobre 1893, Tchaïkovski boit de l’eau de la Neva non bouillie infestée par le choléra, ce qui le conduira à une mort énigmatique le 6 décembre à Saint Pétersbourg : suicide ou empoisonnement ? Certains pensent, sans preuve, qu’il s’est suicidé ou a été empoisonné à la suite de la dénonciation publique de son homosexualité, pour éviter un scandale provoqué par ses fréquentations amoureuses. Il aurait en effet eu une relation avec le neveu d’une noble russe. Pourtant, on l’honorera par des funérailles nationales auxquelles assisteront près de 8000 personnes.