Nous avons vu dans un précédent article que, pour une nuit travaillée, la majoration de salaire d’un boulanger est 25 fois plus importante que celle d’une infirmière, celle d’un médecin 175 fois plus importante. Et pourtant, si l’activité d’une infirmière la nuit est rarement faible, cela peut être radicalement différent pour les médecins, selon les situations.
Historiquement (c’est-à-dire avant 2003 et la transposition de la directive européenne de 2000), les gardes étaient assurées par les médecins en plus de leur temps de travail. Classiquement, par exemple dans un service d’urgence de 8 ou 9 médecins, chacun prend une garde par semaine, parfois deux, et un peu plus pendant les périodes de congés.
Avant 2003, selon l’intensité de la garde (l’arrivée des patients décroît généralement très fortement après minuit), le médecin allait se coucher dans la chambre de garde vers minuit ou 1h du matin. S’il n’avait pas de chance, il était réveillé 2 ou 3 fois dans la nuit. Le lendemain, il enchaînait avec sa journée, comme d’habitude, sauf si la nuit avait été épouvantable, auquel cas, il rentrait chez lui dès qu’il le pouvait (ce qui n’était pas toujours possible selon l’activité).
Cette organisation entraînait une fatigue visible sur les praticiens, et pour supporter cette fatigue, les services s’étaient organisés : par exemple avec un interne ou un 2e médecin de garde en première ligne qui ne réveille le médecin senior qu’en dernier recours…
Résultat, c’était toujours fatiguant et désagréable de dormir dans cette petite chambre de garde avec des nuits hachées, mais c’était globalement supportable grâce à l’interne, sauf exception. De toute façon, c’était comme ça, inhérent au métier (et à l’époque, on venait moins aux urgences pour de la bobologie ou de la médecine générale).
Bien sûr, la situation était radicalement différente dans un service d’urgence parisien de 80.000 passages par an que dans celui d’un petit établissement de 13 000 passages par an ou une maternité de 400 naissances par an (soit une naissance par 24h). Dans le premier cas, il était généralement hors de question d’aller se coucher, au mieux avant 6h du matin, et l’effectif du nombre de médecins de garde était dimensionné pour faire face à l’activité. Dans les 2 autres cas, la plupart des nuits étaient avec peu ou pas d’activité après minuit.
Dans les deux cas, ce temps de garde était réalisé « en plus », et donc payé en plus 250€ (à l’époque). Le médecin était (et est toujours) payé exactement le même montant s’il avait travaillé en continu toute la nuit ou s’il avait réussi à dormir après minuit.
En 2003, le Docteur Mattei, ministre de la Santé, a changé l’organisation du temps de travail des médecins, pour mettre le droit en conformité avec la directive européenne de 2000 :
- Le temps de garde ne sera plus réalisé « en plus », mais intégré dans le temps de travail, considéré comme du temps de travail effectif, et récupéré.
- S’il ne peut pas être récupéré, il sera payé en plus, sous forme de « temps additionnel »
- Un distinguo a été mis en place sur les services « en continu » à forte activité, identique la nuit et le jour, pour lesquels le temps est désormais décompté en heures, mais je ne vais pas détailler ce point, qui rend un peu plus complexe le sujet.
- Un repos de sécurité a été instauré le lendemain d’une garde
Ces nouvelles règles ont permis de répondre à une demande forte d’amélioration des conditions de travail (et de rémunération) de la part des médecins notamment urgentistes et anesthésistes, et notamment ceux issus des très gros services, qui devaient faire face à une très forte activité jour et nuit.
Elles ont souvent été peu comprises par les médecins les plus âgés, qui s’étonnaient de la place prise par cette notion de décompte du temps de travail alors que beaucoup « ne comptaient pas leur temps », revenaient le dimanche pour voir un patient, ne prenaient pas tous leurs congés, etc…. Ceux-là ne réalisaient pas forcément que leur mode d’exercice et d’engagement était peu compatible avec les attentes en termes d’équilibre de vie professionnelle / vie privée des nouvelles générations de médecins, , qui n’étaient plus d’accord pour travailler 50, 60 voire 70h/semaine.
A posteriori, sans cette réforme, il est possible que la désaffection des médecins pour l’hôpital public ait été encore plus forte ?
Mais ces nouvelles règles ont également fortement augmenté le besoin et le coût en temps médical, puisque tout le temps de garde autrefois fait « en plus » devait être récupéré (ou payé), et le respect du repos de sécurité imposait de trouver un autre médecin pour travailler le lendemain d’une garde.
Par exemple, pour avoir un médecin H24, 365 jours par an disponible pour un SMUR, il faut maintenant payer 4 médecins à temps plein (décomptés en heures).
Autre exemple : un obstétricien d’une maternité de 400 naissances par an, qui assure une garde de nuit (obligatoire légalement, pour la sécurité), a statistiquement 1 chance sur 2 que le bébé du jour soit déjà né… dans la journée (c’est même plus, car, avec les accouchements déclenchés, il y a environ 30% de naissances en plus le jour que la nuit).
De plus, la naissance sera normalement, sauf problème, prise en charge par la sage-femme de garde, qui, elle, n’a pas de chambre de garde. Ce médecin va donc dormir, de façon inconfortable dans la petite chambre de garde, et sera payé entre 500 et 700€ pour cette nuit de sommeil, au lieu de 250€, soit 2 à 3 fois plus qu’avant 2003, alors que la puéricultrice qui travaille la nuit aura 1,53€ de plus (et pas de chambre). Après cette nuit de sommeil désagréable, il faudra trouver un autre obstétricien pour le remplacer le lendemain, car il sera obligatoirement en repos de sécurité.
On comprend un peu mieux (même si ce n’est pas la seule raison) pourquoi les maternités de moins de 400 naissances ont quasiment toutes été fermées : il aurait été impossible de trouver tous les obstétriciens nécessaires pour les faire fonctionner, sans compter qu’il est très compliqué de trouver un obstétricien intéressé par une activité aussi faible : 0,5 naissance en moyenne par période (jour ou nuit).
Le besoin en temps médical a donc été nettement augmenté à partir de 2003 et il n’y a pas eu d’augmentation du numerus clausus à ce moment-là, ni jusque très récemment, peut-être parce que la France est un des pays qui dépense le plus pour son système de santé au monde ? Et même le pays de l’OCDE qui met le plus d’argent dans son système hospitalier, et que l’État n’a pas voulu en rajouter ?