Une mendiante est trouvée morte à Sceaux en 1766. Qui pouvait-elle être? Quelles traces nous reste-t-il de son existence?
L’histoire ne s’intéresse pas seulement aux grands de ce monde. Elle tente également de comprendre comment vivaient ces hommes et ces femmes qui composaient le « menu » peuple comme on le disait sous La Fontaine. Tout autant que les rois et les reines, ils ont droit à l’histoire de la place qui était la leur, brillante ou modeste, et qu’ils ont contribué à forger. Jules Michelet, l’historien du peuple, le disait à sa manière souvent emphatique : « Doucement, messieurs les morts, procédons par ordre, s’il vous plaît. Tous, vous avez droit sur l’histoire ». Évidemment, les gens de peu n’ont guère laissé de traces à moins qu’ils n’aient connu un sort qui leur permit de sortir de l’ordinaire des choses.
Mais quelques petites traces de leur passage sur terre subsistent tout de même à qui veut les voir. Ainsi les registres paroissiaux, rendus obligatoires dans chaque paroisse depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, recommandaient de consigner les baptêmes. Une autre ordonnance en 1560 ajouta l’enregistrement des mariages et des enterrements. Ils étaient tenus par le curé, vicaire ou encore le sacristain. On y trouve des renseignements sur l’état civil des enfants, des mariés et des défunts, mais également sur leurs parents et leurs parents, mais aussi des témoins de mariage et des parrains et marraines. Surgit alors un monde de gens de toutes sortes, puissants ou obscurs, femmes, hommes, enfants. Certes, l’immense majorité d’entre eux restera nous restera à jamais inconnue. Mais leur inscription sur les registres laisse entrevoir un peu de la vie et du quotidien des gens ordinaires.
Un exemple, terrible et émouvant
Voici ce que le registre nous donne à lire, dans l’orthographe originale : « Sépulture d’une mendiante. Le 14 avril mil sept cent soixante et six (sic) a été inhumée par charité dans le cimetière de cette parroisse le corps d’une femme mandiante inconnue dont on n’a pu savoir l’âge, décédée d’hier, en présence d’Edmé Bourgeois maître d’école de cette parroisse et de Joseph Bouché sacristain ». Suivent les signatures de deux personnes nommées et du vicaire.
La sécheresse de ces lignes nous ramène à une réalité bien banale en ce milieu du XVIIIe siècle : la présence dans les rues des villes et des villages de ces gens de peu, mendiants ou gagne-deniers dont chaque jour était un combat pour la survie. L’historienne Arlette Farge en a fait les personnages principaux de ses études depuis plus de 30 ans[1]. Elle les a retrouvés, innombrables, dans les archives de police, prostituées, mendiantes, portefaix, domestiques sans emploi, etc. Le vagabondage et la mendicité étaient alors des délits sévèrement réprimés[2]. On les suspectait d’être la conséquence de nombreux vices, comme la paresse ou l’ivrognerie. Le XVIIIe siècle y voyait surtout une « répugnance au travail » contradictoire avec les intérêts économiques de la société.
Le Trosne, juriste physiocrate, avait ainsi déclaré : « Les vagabonds sont pour la campagne le fléau le plus terrible. Ce sont des insectes voraces qui l’infectent et la désolent et qui dévorent journellement la subsistance des cultivateurs [3]». On ne connaît pas exactement leur nombre, peut-être plus de 100 000 dans le royaume de France.
Le XVIIe siècle les avait pourchassés et enfermés dans des hôpitaux généraux à l’intérieur desquels se trouvaient des ateliers qui les embauchaient en paiement de leur séjour. Les pauvres les fuyaient comme ils le pouvaient tant la misère et la contrainte y étaient grandes. Au siècle suivant, devant l’énormité de la question et les problèmes moraux qu’elles suscitaient, les réformes se succédèrent. Les plus éminents esprits du temps, de Voltaire à Necker, s’emparèrent de la question. Et ils firent à peu près tous le même constat : le vagabond est une plaie pour la société ; et ils apportèrent une réponse convergente : seule la remise au travail permettra de sortir les mendiants de leur état. L’administration royale créa des « dépôts de mendicité » en 1767, puis des « ateliers de charité » en 1777. Rien n’y fit : les pauvres étaient toujours aussi nombreux et ils inquiétaient les élites, mais aussi les sujets ordinaires qui voyaient en eux de facteurs de désordre.
Qui était donc cette morte?
C’est dans ce contexte qu’une mendiante inconnue vint mourir à Sceaux en avril 1766. On ne connaît évidemment rien de sa vie, ni son âge, ni son métier, car elle en avait eu un. Il lui fallait bien vivre ! Était-elle une domestique venue de la campagne, chassée par ses maîtres et réduite à la plus grande solitude ? Une veuve sans ressources ? Venait-elle de Paris où échouaient beaucoup de misérables, espérant y trouver soit un emploi soit la charité ? On ne sait. On peut penser avec raison qu’elle n’était pas de Sceaux car les deux signataires qui, par leurs fonctions connaissaient bien leurs concitoyens, ne l’ont pas identifiée. Elle semble aussi inconnue des institutions de charité de la ville.
La veuve de Colbert avait fait des donations en 1687 et 1689 pour créer une infirmerie destinée à soigner les pauvres et une école pour les filles. Les deux institutions étaient tenues par des religieuses. L’Église jouait en effet un grand rôle dans le domaine de la bienfaisance, comme le recommandaient les textes sacrés. À Sceaux, le curé, par l’action de la Charité des pauvres, venait au secours des plus démunis des habitants, hommes ou femmes. L’abbé de Fraissy qui eut la charge de l’institution dans la seconde moitié du XVIIIe siècle s’y investit particulièrement[4]. Mais on peut penser que l’inconnue enterrée en ce mois d’avril 1766 échappa à ses soins…
Ces petites raies de lumière éclairent tout de même, mais si très faiblement, une de ces vies minuscules, misérables, qui furent autrefois si nombreuses.
[1] Entre autres, Vies oubliées. Au cœur du XVIIIe siècle, Arlette Farge, Paris, La Découverte, 2019
[2] Christian, Romon, « Mendiants et policiers à Paris au XVIIIème siècle », Histoire, économie et société, 1982, 1ᵉ année, n°2. pp. 259-295.
[3] Guillaume-François Le Trosne, Mémoire sur les vagabonds et les mendiants, Paris, 1763, p. 42.
[4] Jacqueline Combarnous, « La Bienfaisance à Sceaux sous l’Ancien Régime. L’Infirmerie de Madame Colbert », Bulletin des Amis de Sceaux, 1992, p . 27-48.
Quand je vivais à Sceaux, et particulièrement dans mes années lycée (1964-71) il y avait une « clocharde » nommée Madeleine. Avec quelques-uns de ses compagnons de galère, elle avait trouvé table ouverte à la cantine pendant l’occupation du lycée Lakanal en mai-juin 68. A la rentrée de septembre, ils étaient là, attendant avec impatience que la grève reprenne. Madeleine avait l’habitude de se faire conduire au violon sous un prétexte quelconque, chaque veille de Noël : l’ordinaire devait y être amélioré ce jour-là !