A l’occasion de ses 150 ans, le Sénat organisait récemment un colloque qui reprenait le fil de son histoire. Alors que les crises politiques s’enchaînent et que la méfiance envers les institutions grandit, en rendre compte permet de revenir sur l’image poussiéreuse qui lui colle parfois à la peau. La chambre haute continue d’incarner un certain art français de la mesure et du temps long.
Dans les pas du Conseil des Anciens
Tout commence en 1795, sous la Première République, la France adopte pour la première fois un régime bicaméral, composé du Conseil des Anciens, ancêtre du Sénat, et du Conseil des Cinq-Cents, préfiguration de l’Assemblée nationale.
Ce système naît en réaction à la Terreur : il s’agit d’instaurer une modération politique et d’éviter la concentration des pouvoirs entre les mains d’une seule assemblée. Le Conseil des Cinq-Cents proposait les lois, tandis que le Conseil des Anciens les approuvait ou les rejetait, sans possibilité de les modifier.
Ce partage du pouvoir fonde une culture politique de pondération et d’équilibre qui perdure encore aujourd’hui. Depuis 1875, le Sénat incarne cet idéal de stabilité et de continuité au sein de la République.
Le Sénat, un acteur en constante adaptation
Sous la IIIᵉ République, le Sénat s’installe au Palais du Luxembourg. Il connaît de nombreuses évolutions. À l’origine, il comptait 300 membres élus pour neuf ans par un collège électoral restreint, renouvelé par tiers tous les trois ans. Aujourd’hui, les sénateurs sont élus pour six ans, selon un mode de scrutin garantissant la représentation des territoires.
Ses pouvoirs ont également été élargis : il dispose désormais de compétences équivalentes à celles de l’Assemblée nationale en matière législative, et peut se constituer en Haute Cour de justice pour juger les crimes de haute trahison ou les atteintes à la sûreté de l’État.
À travers ce rôle de législateur et de contre-pouvoir, le Sénat se veut incarner un peuple français qui ne soit pas une « foule d’anonymes », mais une mosaïque de collectivités locales représentées par leurs élus municipaux : près de 42.000 grands électeurs à travers le pays.
Institution de réflexion et de contrôle, il sollicite régulièrement le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel afin de garantir la solidité et la conformité des textes qu’il examine.
Ses travaux, souvent transpartisans, défendent la décentralisation comme pilier de l’équilibre républicain. À travers ce rôle discret mais essentiel, le Sénat assure la qualité des lois et veille à ce qu’elles servent durablement l’intérêt général.
De la “maison de retraite” à une assemblée en mouvement
Longtemps caricaturé comme une institution immobile “une assemblée d’hommes à idées fixes heureusement corrigée par une abondante mortalité” (Edouard Herriot), le Sénat connaît pourtant une profonde évolution sociologique.
La féminisation progresse régulièrement, portée par la réforme du financement des partis politiques et par le scrutin proportionnel dans les départements élisant plus de trois sénateurs, qui favorise la parité. L’âge d’accès a été abaissé à 24 ans, et la moyenne d’âge des élus se situe aujourd’hui autour de 61 ans. Moins cumulatif qu’autrefois, le mandat sénatorial se renouvelle en moyenne tous les deux mandats.
Loin d’une logique de bloc contre bloc, le Sénat a développé au fil du temps une véritable culture du consensus. Jusqu’en 1962, aucune majorité absolue ne s’y imposait durablement : les majorités se formaient texte par texte, sur la base d’accords politiques ponctuels.
Pour la sénatrice Cécile Cukierman, cette tradition de dialogue reste essentielle : « la majorité se doit de respecter l’opposition ». Les débats y sont parfois vifs, mais toujours encadrés par une exigence de respect mutuel.
Derrière les murs du Palais du Luxembourg, la réalité du travail sénatorial s’incarne dans des visages et des parcours divers. Quelques exemples.
Élisabeth Doineau, arrivée après quarante ans de vie locale, est rapporteur général du budget de la Sécurité sociale. Elle revendique l’importance d’un travail collectif entre partis.
Elsa Schalck, benjamine du Sénat, illustre le renouvellement générationnel. Entrée en 2020 en pleine crise sanitaire, elle s’est rapidement illustrée sur les sujets de société comme le congé paternité ou la constitutionnalisation de l’IVG.
Mickaël Vallet, président de la commission d’enquête sur TikTok, incarne un Sénat tourné vers les enjeux numériques et la souveraineté.
Salama Ramia, élue de Mayotte, porte la voix de l’outre-mer dans la Haute Assemblée. Elle s’engage pour la reconstruction du territoire dévasté par un cyclone en décembre 2024 et le rôle des femmes dans l’action publique.
Une montée en puissance
« Le Sénat ne dit jamais oui par dogmatisme », estime Gérard Larcher. Derrière cette formule se cache une réalité institutionnelle. Depuis 1959, près de 90 % des lois ont été adoptées d’un commun accord entre les deux chambres. Et, fait nouveau, plus de la moitié des textes récents (17 sur 30) ont d’abord été déposés au Sénat.
La Chambre haute n’a peut-être pas le dernier mot, mais elle a souvent le premier. Par la qualité de son travail législatif, elle contribue à renforcer la solidité des institutions et à maintenir l’équilibre de la Ve République.
Depuis la révision constitutionnelle de 2008, l’article 24 confère explicitement au Parlement une mission de contrôle de l’action gouvernementale. Le Sénat s’est emparé de cette prérogative avec vigueur, à travers des commissions d’enquête, des rapports d’information et des questions au gouvernement.
Selon Audrey de Montis, constitutionnaliste, cette montée en puissance illustre une démocratie plus participative et plus transparente : le Sénat éclaire, informe et contrôle, bref, il fait vivre la démocratie dans sa forme la plus exigeante.
Un contre-pouvoir qui pèse
Le contrôle sénatorial s’est illustré dans plusieurs affaires récentes.
Le fonds Marianne, créé à la suite de l’assassinat de Samuel Paty : après des révélations de presse, la Haute Assemblée exige la création d’une commission d’enquête sur la gestion de fonds publics destinés à soutenir des associations luttant contre les discours haineux.
Cabinets de conseil (McKinsey) : les auditions menées par Arnaud Bazin et Éliane Assassi révèlent l’ampleur du recours à des consultants privés et l’absence d’impôt sur les sociétés payé par McKinsey depuis dix ans.
Total Energies : la commission d’enquête menée par Yannick Jadot met en lumière les enjeux de souveraineté écologique et de responsabilité des grandes entreprises françaises.
Narcotrafic à Marseille : sous la houlette d’Étienne Blanc et Jérôme Durain, le Sénat mène une enquête transpartisane sur la criminalité organisée et ses ramifications économiques.
À travers ces réformes, ces enquêtes et ces débats, le Sénat aspire à jouer un rôle d’équilibre et de vigilance au cœur de la République. Ni musée ni vestige, il se veut une chambre de réflexion plus que de réaction. Il revendique le temps long, le débat et la nuance. À 150 ans, loin d’être une relique, le Sénat s’affirmait lors du colloque comme un pôle d’expertise et de modération, fidèle à sa vocation première : faire vivre la démocratie dans la durée.

