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S’informer, à quoi bon ?

Samedi 11 juin, Bruno Patino, président d’ARTE et Scéen, présentait à la mairie de Sceaux la thèse développée dans son livre paru en début d’année. Une présentation brillante qui a séduit un public nombreux et invite à la discussion. 

Le conférencier

Journaliste, Bruno Patino cumule les diplômes de Sciences-Po, de l’Essec, de l’Insead et un doctorat. Il prend très vite des responsabilités de direction, en particulier dans le groupe Le Monde, puis dans le groupe France Télévisions. Il a publié plusieurs livres, dont La civilisation du poisson rouge : petit traité sur le marché de l’attention en 2019. En 2023, il publie S’informer, à quoi bon ? qui est présenté ainsi chez son éditeur :

« Dans un court texte brillant et fourmillant d’exemples, Bruno Patino revient sur les raisons de cette fatigue informationnelle, mais insiste sur notre devoir collectif de bien s’informer. En retraçant l’histoire de l’information, il nous convainc que celle-ci est une arme, un contrepouvoir important et décisif dans notre société ! »

Un peu d’histoire de l’information

En préambule, le conférencier montre comment l’information s’est développée pendant l’ère industrielle. D’abord avec les progrès techniques. Au XIXe, les rotatives permettent de multiplier les exemplaires et les chemins de fer d’étendre la distribution. Le XXe siècle voit successivement le développement de la radio, de la télévision puis d’Internet.

Très vite, on théorise la place que l’information tient dans le système démocratique. L’information permet notamment la formation d’une opinion collective, qui s’exprimera à l’occasion du vote.

On théorise aussi les conditions à remplir pour cette information : elle doit être vérifiée, indépendante et responsable. Dans le sens où celui qui l’émet en est responsable, y compris devant les tribunaux.

Le contexte dans lequel est émise l’information est très important. On ne s’exprime pas de la même manière dans la famille ou à l’université, dans un journal ou à la télévision. Et ce contexte constitue un repère connu de chacun.

Tout change avec les réseaux sociaux

Bruno Patino observe aujourd’hui un déclin de la force de l’information qui se conjugue avec une fatigue et un désintérêt face à une information abondante. Il date le début de ce déclin de 2006 qui voit le développement des téléphones portables et des réseaux sociaux (RS). Des réseaux dont le modèle économique repose sur une publicité ciblée. Plus de la moitié des citoyens, 80 % des jeunes s’y informent au moins deux fois par jour. Or ces réseaux changent l’information.

D’abord parce qu’il n’y a plus de repères liés au contexte : ceux-ci sont tous mélangés au point qu’un message humoristique peut être pris au premier degré par exemple. « La loi de Poe, du nom de Nathan Poe qui l’a formalisée, suppose que, sur Internet, sans indication claire de l’intention de l’auteur, il est impossible de distinguer les propos sérieux des propos au second degré. » (Wikipédia)

Ensuite, on est passé d’un modèle linéaire avec une information produite et distribuée à un modèle circulaire dans lequel le public participe à la circulation de l’information.

Si au moins 90% des messages émis sur les réseaux sociaux obéissent à des logiques de sociabilité, ce sont les autres, les plus outranciers qui sont mis en avant par les algorithmes. Ils augmentent la fréquence des lectures, donc les revenus publicitaires. Ainsi le processus d’amplification favorise systématiquement les messages qui attirent le plus l’attention. Ceux qui provoquent la colère et l’indignation ou le rire, en bref qui s’adressent aux émotions. Et parmi ceux-ci, les messages de désinformation figurent en bonne place.

Le résultat est, depuis 4 ou 5 ans, une chute de la confiance dans les institutions et devant toute information quelle qu’elle soit. La confrontation générale des opinions dans l’espace public ne se fait plus face à la réalité. Le processus est déjà largement entamé : on en est déjà à remettre en cause tout savoir scientifique.

Discernement et complexité

Le conférencier s’appuie sur un film ancien (1952) et une série télé récente pour illustrer ses conclusions avec deux extraits.

Le film s’appelle en français Bas les masques et souligne l’utilité d’une presse libre. Au moment de mettre sous presse un article qui apporte la preuve de la culpabilité du « parrain » de la ville, le héros reçoit un appel de celui-ci qui le menace mort pour empêcher la parution. Il répond seulement en lui faisant entendre le bruit de la rotative.

La série s’appelle En thérapie et a été diffusée sur ARTE. Bruno Patino a choisi un épisode concernant un adolescent qui craint d’attraper le Covid et ne sait plus quelle information croire. Le thérapeute se garde de lui dire ce qu’il doit croire, mais l’invite à faire preuve de discernement.

C’est ce que recommande en conclusion le conférencier : faire preuve de discernement. Il estime que cela s’éduque et demande de « rendre la complexité accessible ». 

Réponses aux questions

Une question sur les réseaux sociaux permet de revenir sur l’idée que ceux-ci sont un miroir déformant de la société.

À propos de l’intelligence artificielle, il note d’abord que la technique n’est sans doute pas la solution aux problèmes exposés. Au contraire, il y aura encore plus besoin de discernement.

Un membre de l’assistance observe qu’on est passé d’une conception verticale de l’information à quelque chose de beaucoup plus horizontal : c’est une reprise de pouvoir par le citoyen. Bruno Patino répond en notant qu’il a longtemps été un partisan de cette évolution. Wikipédia en est la première incarnation. Mais il observe aujourd’hui que ce fonctionnement horizontal n’est absolument pas égalitaire. Tous les citoyens n’ont pas le même impact, en particulier vis-à-vis de l’outrance.

Il évoque Thomas Jefferson (« L’homme qui ne craint pas la vérité n’a rien à craindre du mensonge »), les idées de « sagesse des foules » et « d’intelligence collective ». Puis conclut que le modèle circulaire de l’information se révèle aujourd’hui dysfonctionnel.

Discussion

Comme toute présentation de qualité, la conférence de Bruno Patino donne envie de réagir aux propos, de les compléter ou les commenter. Par exemple, les réseaux sociaux ne sont pas que le temple de la désinformation et de l’outrance. La Gazette y reviendra prochainement.

Pour l’instant quelques mots et une image pour aller dans le sens du conférencier. Avec l’affaire Jacqueline Sauvage ou comment deux avocates réussirent à convaincre des millions de Français en faisant appel à leurs émotions, après deux échecs devant des jurys d’assises. Ces jurys populaires avaient pris une semaine pour examiner attentivement les faits et à écouter tous les points de vue et témoignages.

Une histoire qu’illustre parfaitement ce schéma de maître Eolas :

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