Hé toi ! Oui toi… Toi qui prenais allégrement tout un tas de selfies avant de rentrer dans la salle. Toi qui ressentais cette envie irrépressible d’annoncer à tous tes contacts que, ce soir, tu sortais ENFIN de chez toi. Et toi ! Oui toi… Toi pour qui le premier réflexe une fois habillé est de partager ta jolie frimousse sur l’ensemble de tes réseaux. Toi qui manques tellement d’estime de toi que tu n’oserais sortir sans que ta tenue n’ait été préalablement approuvée pas ta communauté. Et toi ! Oui toi… T’es-tu déjà demandé pourquoi est-ce que tu faisais tout ça ? Pourquoi nous faisions tout ça ? Que cherches-tu à prouver ? A qui ?
Nous nous moquons tous éperdument de ce que font nos semblables. Pourtant, aujourd’hui, il est de coutume de TOUT partager. Ces dizaines, centaines, milliers de photos, messages et vidéos sont peu à peu devenus notre sonar humain. De façon assez paradoxale, nous sommes proches de nos amis parce que nous apprécions les mêmes contenus, mais nous partageons ces contenus parce que nous sommes amis. Si bien qu’entre vous et eux, entre moi et nous, la limite n’est plus très claire. On ne sait plus très bien si l’on aime sincèrement ce film, ce morceau ou si on les déteste en faisant mine de les apprécier pour rester membre du groupe. Quel sens voyez-vous à cela ? Je n’en vois aucun. Nous ne savons plus agir de notre propre chef ! Ce « Moi » de l’individualité est à présent intrinsèquement lié au « Nous » de la société. On ne vit plus par soi, ni pour soi, mais pour l’autre et par son regard, son jugement sur nos actions. On vivote en apercevant notre reflet dans les mimétismes de nos amis. Et bien que cela nous rende malheureux, qu’on déteste cette situation, qu’on ne puisse plus la supporter, on désire plus que tout la voir continuer.
Et on continue. On continue puisque tant que « Moi » équivaut à « Nous », nous aurons TOUJOURS quelqu’un pour nous mettre en garde, TOUJOURS quelqu’un pour couvrir nos arrières, TOUJOURS quelqu’un pour prendre les décisions à notre place lorsqu’elles deviendront trop difficiles. Autant dire qu’il est impossible de haïr ce nouveau « Moi ». Il est impossible de rêver le voir imploser, de lui souhaiter le pire. Nous avons besoin que « Moi » et « Nous » soient des synonymes. Mais le groupe lui ! Lui peut vous haïr, et en viendra probablement à le faire si vous commencez à trop employer les pronoms personnels sujets à la première personne, si vous recommencez à parler de chacun de ces membres comme des entités uniques et indépendantes. Si ce soir, je n’avais pas commencé par un « Eh toi !» impersonnel, mais que j’avais interpellé l’un d’entre vous par son prénom, m’auriez-vous écouté ? Où vous seriez-vous senti mis à l’écart, pas à votre place ? M’en auriez-vous voulu ? Si tout mon discours avait été une réponse à celui d’Alex, combien seraient allés jusqu’à souhaiter me voir trébucher en quittant le pupitre ? Pourtant, ayant travaillé le même sujet, il aurait été le plus apte à comprendre mon propos. Il aurait été logique que je m’adresse à lui. Mais si je l’avais fait, j’aurais reconnu publiquement qu’il différait de chacun d’entre vous sur ce point ce soir. Et vous ne me l’auriez pas pardonné. Celui qui fait une distinction entre le « Je » et le « Nous », entre le « Moi » et le « Eux » se retrouve automatiquement catapulté sur le devant de la scène.
A ce stade, deux possibilités s’offrent à lui. Petit 1 : être la nouvelle starlette du village que tous adulent. Petit 2 : être le seul que personne n’écoute. Dans les deux cas, il ne fait plus partie du groupe. La réponse à la question : « Le moi est-il haïssable » ne dépend plus QUE de lui. Elle ne dépend plus QUE de chacun d’entre vous… Mais quel cas choisir ? Lequel est le plus enviable ? C’est vrai, préférez-vous être seul ? Ou égocentrique ?
Qu’est-ce qui fascine chacun d’entre nous ? Je veux dire, qu’est-ce qui nous fascine profondément ? Qu’est-ce qui nous fascine au point de laisser tomber notre groupe ? Il y a quelques années de cela, j’ai été dans la classe d’un garçon vraiment très discret. Si discret que personne ne le remarquait. Dans cette même classe, il y avait cette fille, absolument sublime, drôle, pleine d’esprit, toujours accompagnée de sa cour. Tous buvaient la moindre de ses paroles. Mais un jour, ce garçon s’est levé, a dit ne pas se sentir bien et est sorti de la classe. Il avait à peine franchi le pas de la porte qu’il s’est écroulé, comme ça, sans prévenir, brutalement ! Pour la première fois de l’année, cette jeune fille, elle s’est retrouvée toute seule. Aussi belle et intéressante qu’elle puisse être, ses qualités ne suffisaient plus à capter l’attention. Qu’a-t-elle bien pu penser ? Pensez-vous qu’elle ait pu, ne serait-ce qu’une seconde, éprouver une pointe de jalousie à son égard ? Pensez-vous qu’elle ait pu, ne serait-ce qu’une seconde, souhaiter être à sa place ? Non. Non ce jour-là, elle ne s’est pas haïe. Pourtant, à bien y regarder, les histoires intéressantes sont rarement celles où tout va pour le mieux. Vouloir être le centre de l’attention reviendrait à souhaiter son propre malheur. Mais est-ce que cet égocentrisme justifie d’en arriver à de telles extrémités ?
En arriver à souhaiter vivre des expériences horribles pour attirer l’attention n’est-il pas le plus grand des appels à l’aide ? Très souvent, nous pensons que ces individus sans groupe, ces électrons libres, sont égocentriques. Pourquoi ? Parce que ce sont les rois et reines du « moi-je ». « Mais moi je ne t’ai pas raconté », « mais moi je pense », « moi je trouve » autant de phrases qu’ils utilisent à longueur de journée. Que nous utilisons TOUS à longueur de journée puisqu’il a été prouvé que chacun d’entre nous utilisait environ 1 400 « je, moi, mon » quotidiennement. Ce nombre, déjà exubérant, passe à 2 000 lorsque vous êtes en détresse émotionnelle. Maintenant que vous le savez, vous pensez-vous capable de haïr quelqu’un qui ne fait que verbaliser sa propre insécurité émotionnelle ? Ne vous sentez-vous pas plutôt coupable de savoir que, si vous l’aviez gardé dans votre groupe, il irait très bien ? Bien sûr que si. Bien sûr que si, vous vous sentez mal, et c’est normal !
Nous sommes humains. Et l’être humain est doté d’empathie, si bien qu’il nous est physiquement impossible de haïr un de nos semblables. Ce n’est QU’ENSEMBLE que nous sommes capables de le haïr. ENSEMBLE que nous pouvons souhaiter le malheur de l’un des nôtres. Tant que nous appartenons au groupe, nous ne pouvons que nous réjouir de la sécurité qu’il nous apporte. Quand ceux qui en sont exclus souffriront de jalousie ou subiront nombre de moqueries pour ne pas en être. Peu importe que le pronom « Moi » désigne un individu ou un groupe, il ne pourra JAMAIS souhaiter son propre malheur. Nous pourrions bien prétendre le contraire que nous en serions incapables. Le moi n’est pas haïssable…