Début mars, la Gazette a publié le compte rendu d’une « rencontre sur le populisme » qui m’a laissé sur ma faim. J’ai donc voulu creuser un peu plus le sujet, ce qui m’a conduit à lire le livre de Pierre Rosanvallon paru en 2020, « le siècle de populisme ».
Un mot sur l’auteur : étudiant à HEC lors des évènements de mai 1968, il entre après son service militaire à la CFDT comme permanent, conseiller économique puis politique d’Edmond Maire pour lequel il approfondit le concept d’autogestion. Il entame ensuite une carrière universitaire : maître de conférences en 1983 puis directeur de recherche en 1989, il occupe à partir de 2001 la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France.
Dans « le siècle du populisme », il s’appuie sur les événements historiques, essentiellement en Europe et dans les Amériques et sur les écrits de quelques intellectuels militants de la cause populiste, peu connus du grand public. A gauche par exemple l’Argentin Ernesto Laclau et la Belge Chantal Mouffe (que Wikipédia qualifie tous deux de post-marxistes) qui ont publié ensemble en 2019 « Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie ». A droite par exemple Alain de Benoist ou, plus ancien, Carl Schmitt, un des théoriciens qui inspira le droit nazi.
L’ouvrage est structuré en 3 parties (précédées d’une introduction et d’une annexe sur l’histoire du mot populisme). La première vise à caractériser le populisme autour de 5 idées clés, la deuxième à en faire un peu d’histoire, la troisième propose une critique de quelques questions actuelles. On se concentra ici surtout sur la première partie de caractérisation du populisme.
Une conception du peuple : le peuple-Un
Comme on pouvait s’y attendre, le peuple est central dans le populisme. Mais de quel peuple s’agit-il ? Il se définit comme « agrégeant l’ensemble des demandes sociales ». Agrégation rendue possible par la reconnaissance qu’il existe un ennemi commun dessinant la ligne de partage entre « eux « et « nous ». Cet ennemi peut être qualifié de « caste », d’« oligarchie », d’« élite » ou de « système » en général.
Une théorie de la démocratie : directe, polarisée, immédiate.
L’idée populiste est de « régénérer » la démocratie en remettant le peuple au centre par un recours aux outils de la démocratie directe (référendum) de préférence à ceux de la démocratie représentative pour les sujets considérés comme importants. Certains outils de l’Etat de droit sont récusés, en particulier l’indépendance de la justice ou le rôle du Conseil constitutionnel, car considérés comme pouvant contraindre la volonté populaire.
Rosanvallon parle de démocratie polarisée, l’élection s’imposant comme le seul moyen de l’expression démocratique. La qualité des institutions et de leur fonctionnement n’a plus d’importance puisque c’est le peuple qui décide.
L’auteur montre aussi l’abandon de la confrontation des idées, telle qu’elle existe par exemple dans le débat parlementaire, puisque chacun se sent membre d’une communauté unanime (on revient à l’idée du peuple-Un). L’auteur évoque aussi le Contrat social de Rousseau, qui développait déjà cette idée.
Une modalité de la représentation : l’homme peuple
Dans une logique qui nie les différences et les contradictions au sein du peuple-Un, le parti, comme outil du combat politique d’un groupe d’intérêt, est compris comme représentant d’une caste et donc voué aux gémonies. La logique de « mouvement » lui est préférée. Mais comme il faut bien incarner le message, lui donner cohérence et chair sensible, le leader tient un rôle clé. Et il le peut car il incarne littéralement le peuple, il est le peuple. Rosanvallon montre comment les leaders populistes sud-américains sont allés jusqu’à affirmer ad nauseam « je suis le peuple ». Chantal Mouffe, déjà citée, pointait la nécessité du leader pour le populisme. Il faut au peuple un organe qui l’incarne et c’est le leader. Mélenchon peut ainsi affirmer « je suis le peuple, vous pouvez vous identifier à moi ». Ou Donald Trump affirmer à la convention républicaine : « je suis votre voix ».
Le national-protectionnisme
La philosophie et la politique économique du populisme sont le reflet du concept de peuple souverain : peu importe les résultats positifs ou négatifs du libre-échange et des traités commerciaux, ceux-ci sont par principe récusés comme mettant des limites inacceptables à la volonté politique du peuple souverain. Cette position se retrouve dans le refus des traités européens.
Un régime de passions et d’émotions
L’auteur montre ici toute l’importance prise par les émotions, le ressenti collectif, importance validée par les théoriciens du populisme. Cette importance est en particulier accordée aux mouvements de colère (contre les élites et le pouvoir en place avant tout), colère de ne pas être reconnu, d’être abandonné, méprisé, de ne compter pour rien aux yeux des puissants. La difficulté de comprendre un monde de plus en plus complexe ouvre aussi la porte à des théories complotistes qui ont l’avantage de donner une explication simple et de désigner l’ennemi. Le ressentiment démocratique se traduit par une volonté de chasser les dirigeants : le principal ressort du populisme est la défiance.
Unité et diversité des populismes
En fin de cette première partie, l’auteur aborde la question de la diversité des populismes. Après avoir évoqué ce qu’il nomme le « populisme diffus » et l’organisation des mouvements et régimes populistes, il s’interroge sur les différences éventuelles entre populisme de droite et de gauche. Pour lui, les différents mouvements populistes européens (de Podémos à Die Linke ou la France insoumise, du Front national à la Ligue) sont d’abord marqués par leur origine et celle de leurs fondateurs puis évoluent en adoptant les caractéristiques communes du populisme, parfois au détriment des caractéristiques (d’extrême droite ou d’extrême gauche) de leur origine. Au point que la seule différence importante qui reste vraiment entre populistes de droite et de gauche est l’attitude vis-à-vis des immigrés.
Suite de l’ouvrage
Dans la suite de l’ouvrage, l’auteur passe d’abord en revue un certain nombre de mouvements populistes historiques (en commençant par le cas de Napoléon III). Puis il s’interroge sur l’usage du référendum puis sur les moyens de rénover la démocratie sans tomber dans les pièges d’une démocratie polarisée. Il reprend des thèmes déjà développés dans le reste de son œuvre, que l’on ne détaillera pas ici mais que l’on ne peut qu’encourager à lire !
Quelques commentaires
Je ne prétends pas ici commenter l’ensemble de l’ouvrage très riche de Rosanvallon, mais simplement partager quelques réactions que j’ai eues à sa lecture.
Contrat social
Ma première réaction en lisant le début de ce livre a trait au peuple-Un, qui m’a immédiatement fait penser à Jean-Jacques Rousseau évoquant cette idée dans le Contrat social. J’en reprends quelques phrases clés.
« Dans une législation parfaite, la volonté particulière ou individuelle doit être nulle, la volonté du corps propre au gouvernement très subordonnée, et par conséquent la volonté générale ou souveraine toujours dominante et la règle unique de toutes les autres ».
« Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme à la volonté générale qui est la leur … du calcul des voix se tire la volonté générale. Quand l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé et que ce que j’estimais la volonté générale ne l’était pas ».
Qui veut la fin veut les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. Tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses lois; il lui fait la guerre. Alors, la conservation de l’État « est incompatible avec la sienne, il faut qu’un des deux périsse, et quand on fait mourir le coupable, c’est moins comme citoyen que comme ennemi »
Rousseau a publié le Contrat social en 1762 et Voltaire le traité sur la Tolérance en 1763 : 260 ans plus tard, il semble que le choix demeure entre ces deux approches antinomiques.
Démocratie libérale et représentative
Aujourd’hui, le fonctionnement démocratique, c’est beaucoup plus que des élections. Ce sont des règles de fonctionnement qui protègent chacun : par exemple tout prévenu a droit à un procès équitable. Ce sont des processus pour éviter la corruption et les passe-droits. C’est la liberté d’association et de conscience, la liberté de la presse. Toutes choses jadis considérées par certains comme des libertés « bourgeoises ». C’est aussi la transparence et l’accès aux données publiques.
Si la démocratie représentative donne le pouvoir à la majorité, l’ensemble des institutions démocratiques, à commencer par l’État de droit, a aussi pour objectif de protéger les minorités et les individus de l’éventuelle oppression du dirigeant.
Gérer les désaccords et les conflits
Une des questions posées à toute communauté humaine est de gérer les désaccords et les conflits. Les décideurs publics ont en permanence à traiter ce genre de questions, parce que beaucoup de décisions ont des avantages pour certains et des inconvénients pour d’autres. Par exemple, doit-on réduire la vitesse sur les routes pour diminuer la mortalité ou sur les autoroutes pour réduire les émissions de GES, au risque de faire perdre du temps à tous les usagers ? Doit-on interdire tel type de pêche pour éviter la disparition de tel poisson, au risque de ruiner les pêcheurs ? Jusqu’où concrètement privilégier l’intérêt général par rapport aux intérêts particuliers ? Mais aussi, faut-il consacrer ce milliard d’euros aux retraites, à la santé, à la culture ou à l’éducation ?
Dans les démocraties, on a déjà imaginé et mis en pratique de nombreux moyens : le fait majoritaire (celui qui a gagné les élections met en œuvre son programme), l’expertise (choix technocratique), le débat et la recherche de consensus autour d’un compromis… En pratique, un décideur politique utilise différents registres selon les décisions.
Dans les associations, les statuts prévoient des règles pour la prise de décisions, en distinguant éventuellement selon leur importance. Dans certains syndicats ou partis, il existe même une commission des conflits pour rendre les arbitrages si besoin.
La particularité du concept de peuple-Un, c’est qu’il nie radicalement l’existence même de désaccords ou de conflits d’intérêts. A la fin, celui qui est en désaccord est considéré comme un ennemi du peuple (voir le point de vue de Rousseau plus haut).
Conclusion pour le cas français
L’article intitulé « rencontre sur le populisme » se focalisait sur le populisme de droite. Rosanvallon considère clairement Mélenchon comme un populiste. On notera que le leader de la France Insoumise fait fi de tout système de procédures statutaires de fonctionnement pour organiser ce qu’il a un moment qualifié de « mouvement gazeux ». Thomas Guénolé, qui a rompu avec la France Insoumise après en avoir été un des responsables, a publié récemment dans le Figaro une tribune où il pointe le manque de démocratie interne au sein de la France Insoumise. Les pratiques qu’il critique sont en réalité parfaitement conformes à la logique populiste du peuple-Un et du leader « homme-peuple ».