J’adore lire, comme beaucoup, c’est une de mes activités favorites depuis toujours : romans, histoire, philosophie, tout m’intéresse.
Dans le monde des romans, la sortie du Goncourt est toujours un phénomène commercial et, parfois, une véritable gourmandise.
C’est le cas du dernier Goncourt, cuvée 2020, « l’Anomalie » d’Hervé Le Tellier. J’envie vraiment toute personne qui décide de le lire -j’espère y contribuer par mon enthousiasme- car je ne pourrais jamais retrouver cette jubilation, ou peut-être dans quelques années si, vieillissant, la mémoire vient à me manquer et que je réussis à le redécouvrir.
Tout ce qui fait un bon roman à mes yeux est là !
Une intrigue ahurissante de créativité
Je ne peux pas la dévoiler ici, sous peine de gâcher une partie du plaisir du lecteur mais sachez toutefois que l’auteur a mis en place une situation dramatique carrément inédite, aussi improbable que féconde sur le plan des rapports humains. Elle n’est pas de celles qui, gratuites, ne mènent qu’à un artificiel qui se renifle à des kilomètres… Ce n’est pas du tout le cas ici ! En juin 2021, un événement insensé bouleverse les vies de centaines d’hommes et de femmes, tous passagers d’un vol Air France Paris-New York. Mais comme l’écrit l’auteur : « Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension. » Le lecteur ne comprend pas ce qui se passe et comment ce qui se passe peut se produire, et c’est à la fois délicieux de jamais lu, de jubilation créatrice et de conséquences humaines inédites.
La terre entière est concernée et, circonstances gravissimes obligent, un matin de juin 2021, le président des États-Unis doit contacter tous les chefs d’états : « J’ai du mal avec les Français, et avec ce type en particulier. Bon, Jennifer, passez-moi ce petit connard arrogant. Le téléphone émet une vibration, le président (la description narquoise évoque immanquablement Trump, ndlr) boit un verre d’eau, décroche, sourit d’un air forcé : « Mon cher Emmanuel, je suis si heureux de vous parler. J’espère que vous allez bien, et votre charmante femme également. Je vous contacte pour un sujet d’une importance capitale… » ».
Vous devinez que le sujet est de toute première importance, puisqu’il déclenche le protocole 42 des services de sécurité des USA qui n’a jamais été mis en œuvre…et va nous conduire à des situations, physiques et psychologiques fort riches racontées de main de maître.
Une plume précise et gourmande, pleine d’humour
Ce qui se produit remet en cause les fondements philosophiques et religieux de l’humanité et les services de renseignements américains réunissent toutes les sommités religieuses pour statuer sur les conséquences de l’événement puisqu’il conduit les scientifiques à s’interroger sur le fait que nous ne sommes peut-être tous, humains, que des simulations informatiques…
Mais ce sont tout d’abord les militaires qui se réunissent juste après la découverte de l’événement : « Depuis – au moins – le roi Arthur et ses chevaliers, la gent militaire aime à se réunir en rond, sans doute parce que le cercle proclame l’égalité des mérites sans rien cacher des réelles hiérarchies ».
Puis viennent les scientifiques qui, eux, sont secs :
– Vous avez forcément une théorie, professeur Wang ? Un professeur sans théorie, c’est comme un chien sans puces.
–Désolée, pour l’instant, je n’ai aucune puce.
Les sommités religieuses sollicitées assènent des vérités intangibles et des questions transcendantales sans réponse : « Lorsque les peuples d’Amérique ont découvert à leurs dépens Christophe Colomb, puis la nuée des conquistadors qu’il annonçait, l’Église catholique a bien dû trouver une explication à leur existence. Certes, à en croire Paul, l’Évangile avait été « entendu jusqu’aux extrémités du monde », mais comment diable les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, ont-ils pu faire le peuplement de toute la Terre, par où sont bien passés ces fichus gosses pour essaimer jusque dans les Indes de l’Ouest ? Ces hommes nouveaux étaient-ils les tribus perdues d’Israël, celles-là même dont parle le quatrième livre d’Esdras, cette Apocalypse apocryphe que mentionne Tertullien ? Finalement, on dénicha dans l’Évangile de Jean une formule qui fit l’affaire : Jésus avait « d’autres brebis encore, qui ne sont pas de cet enclos » ».
Au passage, j’ai glané une petite définition de l’athéisme dont j’aime le ton :
– Donc, vous êtes donc athée ?
– Je m’en fous, Dieu, pour moi, c’est comme le bridge : je n’y pense jamais. Donc je ne me définis pas par le fait que je me fous du bridge, et je ne me réunis pas non plus avec des gens qui discutent du fait qu’ils se foutent eux aussi du bridge.
Une galerie de portraits savoureux
La vie des passagers de vols d’Air France étant bouleversée par l’évènement que je tais, l’auteur se livre à une galerie de portraits, tous plus savoureux les uns que les autres, avant puis après l’événement, dans une plume qui est un régal.
Ainsi quand un oncologue new-yorkais, Paul, va annoncer à son frère David son cancer : « Paul glisse une capsule dans le percolateur, pose une élégante tasse italienne sous la goulette, trouve le moyen d’éviter quelques secondes encore le regard de son frère. Il devine que David, en l’entendant prononcer son prénom trop de fois, a compris. Dans les films de guerre, lorsqu’un soldat pisse le sang et que le sergent lui dit « Ça va aller, Jim, Tu vas t’en tirer, Jim », ce n’est jamais un bon signe. La rhétorique bienveillante, l’expresso italien avec sa mousse onctueuse, cette façon de repousser sans cesse le moment de parler, tout çà annonce le pire. »
Dans cette galerie de portrait, un personnage est un peu à part, Victor Miesel, écrivain, auteur du livre culte « l’Anomalie » : « Ayant posé ces mots, envoyé le fichier à son éditrice, Victor Miesel, envahi par une angoisse intense, sur laquelle il ne parvient pas à mettre un nom, enjambe le balcon, en tombe. Ou bien s’en jette. Il ne laisse aucune lettre, mais tout le texte le mène à ce geste ultime. « Je ne mets pas fin çà mon existence, je donne vie à de l’immortalité » ».
En haleine jusqu’au point final
Et pas, comme sur les jaquettes publicitaires ou les 4èmes de couverture, juste pour appâter le chaland : « vous ne pourrez plus lâcher ce livre jusqu’au bout de la nuit ! », car, ici, ce n’est vraiment qu’au point final que l’on sait.
C’est un livre qui ne peut laisser indifférent et les mauvaises critiques, bien moins nombreuses que les excellentes (ce qui n’est pas une preuve en soi, je vous l’accorde bien volontiers) reconnaissent toutes la qualité d’écriture de ce membre de l’Oulipo (L’Ouvroir de littérature potentielle), mouvement littéraire fondé en son temps par Raymond Queneau, George Perec et des mathématiciens. Hervé Le Tellier est d’ailleurs devenu président de l’Oulipo en 2019.
[À ce propos, c’est l’occasion de parcourir l’excellente Anthologie de l’OuLiPo de Marcel Bénabou et Paul Fourmel (NRF Poésie/Gallimard).]
En guise de conclusion, je citerai Victor Miesel, romancier dans le roman, qui vient donc d’écrire le livre culte, l’Anomalie, qui indique : « Aucun auteur n’écrit le livre du lecteur, aucun lecteur ne lit le livre de l’auteur. Le point final, à la limite, peut leur être commun ». Ce livre est d’une telle richesse et suppose de telles implications personnelles, philosophiques et religieuses, que je suis effectivement convaincu que ma lecture n’est pas la vôtre…alors, vite, commencez-là ! À chacun sa lecture !
Frédéric Négrerie