On apprend beaucoup de choses en se promenant dans l’état civil numérisé de la ville de Sceaux. Pour ma part, j’aime à y trouver, non pas la trace d’ancêtres illustres, mais au contraire, ces petits faits qui font effleurer un peu d’extraordinaire – au sens propre du terme – dans la trame de la vie des gens ordinaires. Ces gens comme vous et moi sur lesquels les registres d’état civil jettent un bref éclairage, le temps de leur naissance, de leur mariage ou de leur mort. Et qui cherche trouve toujours…
Consultons au hasard – c’est la règle du jeu – le registre des naissances entre 1803 et 1808. Nous sommes alors sous le Premier Empire, Bonaparte, sacré empereur, devient Napoléon 1er en 1805. Parmi les 212 naissances consignées durant ces quatre années, mon attention est attirée par quatre d’entre elles qui manifestent précisément cette rupture d’un ordre bien établi : on s’aime, on se marie et on a des enfants. Quatre enfants sont nés hors de ce cadre, hors mariage. C’est aujourd’hui une banalité, c’était alors un scandale.
Histoire de calendriers
Avant de revenir sur la naissance de ces enfants que l’on appelait alors naturels, arrêtons-nous un instant sur le registre des naissances lui-même. Depuis 1792, ce n’est plus le curé qui enregistre les naissances – et les mariages et les décès – dans les registres paroissiaux, mais le maire ou un des élus de la municipalité. Il revient généralement au père de déclarer l’enfant, appuyé par deux témoins – qui peuvent être ou non les parrain-marraine.
Autre chose à noter : le calendrier utilisé est ici le calendrier républicain qui commence en septembre (date anniversaire de la proclamation de la République le 22 septembre 1792), adopté en octobre 1793. Mais l’an I est bien ce laps de temps qui va du 22 septembre 1792 au 21 septembre de l’année suivante.
Notre registre commence donc en l’an XII. Or, si l’on comptabilise les naissances entre 1804 et 1808, on constate que le chiffre des naissances oscille entre 25 et 37 suivant les années. A une exception près : 52 nouveau-nés sont déclarés en l’an XIV. Les Scéennes et les Scéens sont-ils devenus soudainement prolifiques cette année-là ?
La victoire d’Austerlitz le 5 décembre 1805, la nomination de Joseph, l’un des frères de Napoléon sur le trône du royaume des Deux-Siciles auraient-ils galvanisé l’énergie des habitants de Sceaux devenue Sceaux-l’Unité depuis la Révolution ? La réponse est plus simple et plus prosaïque.
Au 1er janvier 1806, on revient au calendrier ancien. Ainsi Napoléon répondait-il aux attentes des catholiques qu’il espérait se concilier, mais aussi de l’administration empêtrée dans les dates fantaisistes du calendrier républicain, l’adjonction de jours complémentaires pour retomber sur le calendrier solaire, etc. L’an XIV a duré dans nos registres de septembre 1804 à décembre 1805 (soit 16 mois !)… et ceci explique donc la hausse du chiffre des naissances cette année-là.
« Enfants naturels »
Arrivons maintenant aux naissances illégitimes. J’en ai relevé quatre. Les voici. La première concerne un petit Étienne Foubert né le 12 thermidor an XII. Sa mère, dont on ne connaît pas la profession est native d’Arpajon et réside rue du Four. Elle est veuve depuis 10 ans. Le père est inconnu. Ce n’est donc pas lui qui déclare l’enfant, mais la sage-femme. Les deux témoins dont l’un est huissier, signent la déclaration.
Le 9 pluviose an XIII, nait Louise Antoinette Chimbeau de Louise Margueritte Chimbeau. La mère fait partie des classes les plus pauvres, elle est journalière, c’est-à-dire qu’elle se loue au jour le jour. Elle a 27 ans et vit chez ses parents rue de Brutus où son père est maçon. Les deux témoins sont des cultivateurs, l’un seul signe. Pour l’autre, c’est sa fille qui appose son paraphe. Et c’est la mère de Louise qui a déclaré l’enfant.
Nous sommes le 6 juin 1808. Naît ce jour-là Rosalie Françoise Laben, fille de Rosalie Laben non mariée. Elle est mineure et réputée « fille de confiance, native et domiciliée en cette commune, chez son père ». C’est la sage-femme qui a fait la déclaration et qu’elle signe tout comme les deux témoins. J’avoue que l’expression fille de confiance m’a de prime abord interloquée. Quelques clics sur Internet m’ont rappelé qu’il s’agit d’une gouvernante, d’une sorte de domestique.
Toutes les mères concernées illustrent à des degrés divers les situations les plus courantes des naissances nées hors mariage : la jeune fille mineure, la veuve délaissée ou la domestique. Les archives restent muettes sur la suite de leur histoire qu’il faut imaginer douloureuse. Car leur grossesse les a exposées à l’opprobre publique, surtout dans un petit bourg où l’on se connaît bien. L’Eglise condamne les naissances illégitimes et le Code civil de 1804 fait un sort difficile aux enfants nés hors mariage. Napoléon n’aimait pas les « bâtards »…
Un nom peut en cacher un autre
Le dernier cas est plus complexe, il pourrait faire la trame de roman. Le 14 mai 1808 est déclarée la naissance de Pauline Virgine Desavigny. Elle est considérée comme fille naturelle, car née hors mariage, mais reconnue par son père Antoine Desavigny, âgé de 22 ans, employé à la sous-préfecture et domicilié à Sceaux. Sa mère Virginie Nanette Bazin n’a alors que 17 ans. Les deux témoins sont eux aussi employés à la sous-préfecture et signent la déclaration d’un beau paraphe. Et c’est Antoine qui fait la déclaration. Le jeune homme a une bonne situation, il n’entend pas se dérober à ses responsabilités ou bien la famille de Virginie l’a poussé à reconnaitre l’enfant.
En tout cas, comme disait ma grand-mère, ils ont fait Pâques avant les Rameaux. En effet, une lettre du maire du 8e arrondissement de Paris informe celui de Sceaux que Antoine Abs et Virginie Bazin se sont mariés le 6 juillet 1809 et qu’ils ont légitimé leur fille Pauline Virginie. On s’étonne alors : qui est cet Antoine Abs ? Antoine Abs et Antoine Desavigny seraient donc un seul et même homme ?
Puisque le mariage a été célébré à Paris, je me tourne alors vers l’état civil de la capitale. Hélas, son état de conservation n’est pas au même niveau que celui de Sceaux. Les actes antérieurs à 1871 ont disparu dans l’incendie qui a ravagé l’Hôtel de Ville à la fin de La Commune et seul un acte sur trois a été reconstitué. Il faut donc croiser les doigts en espérant trouver par exemple l’acte de mariage d’Antoine Abs et Virginie Bazin. Espoir trompé. Mais il en faut plus pour me décourager. Voilà que je trouve, toujours dans les archives de l’état civil de Paris, l’acte de baptême d’Antoine de Savigny le 18 février 1786. Et là, le mystère s’épaissit: lui-même est né de père inconnu. Sa mère, de Savigny (et non Desavigny) demeure alors au faubourg Saint-Denis.
Révélation
Je ne suis pas au bout de mes surprises. Le texte figurant dans le registre d’état civil parisien ne date pas de 1786, mais de la reconstitution des actes des actes qui a été faite en 1873. Il ajoute donc : « L’individu dont la naissance est constatée par l’acte ci-contre (l’acte de baptême) été reconnu par Melle Abs qui s’en est déclarée mère par acte inscrit aux registres des actes de naissance de la […] mairie de Paris en date du 23 juin 1809 ».
On récapitule : on apprend qu’en 1809, peu de jours le mariage d’Antoine une demoiselle Abs l’a déclaré comme son fils. C’est certainement lors de la préparation des documents nécessaires au mariage que cette demoiselle Abs a jugé bon de se dévoiler publiquement. Évidemment, on ne sait rien des relations entre Charlotte de Savigny et mademoiselle Abs.
On peut imaginer qu’élevé par l’une des deux femmes, Antoine a bénéficié d’une bonne éducation puisqu’il est employé à la sous-préfecture en 1808. Cela suppose d’avoir fréquenté plus que les petites écoles où les enfants pauvres apprenaient leurs lettres. Peut-être a-t-il été élève dans l’un des premiers lycées créés en 1802. D’autres recherches nous l’apprendraient peut-être.
On peut connaître le sort de la petite Pauline Desavigny devenue Abs, née à Sceaux en 1808. C’est sous le nom de Pauline Abs qu’elle épouse le 11 août 1835 François Celles, né à Millau. On se rappellera peut-être que c’était alors la capitale du gant, ce qui explique la profession du jeune François, gantier.
Ainsi ressurgissent à qui veut bien les chercher, les traces, certes infimes, du destin de ces femmes et de ces hommes, ces vies minuscules dont nous sommes les héritiers…