Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs
Editions Actes Sud, Domaine français, 2020
« Voyons donc, j’ai mangé une minuscule tartine de rillettes au vouvray qui me paraît bien loin, comme la ridicule tranchette de pâté de canard, pour chahuter les précédentes ; un œuf mimosa, à peine deux moitiés d’œuf car le persil favorise la digestion puis deux gougères au fromage, rien que du vent, sept cuisses de grenouilles c’est-à-dire quatre grenouilles dont une unijambiste, dont on sait qu’elles sont minuscules ; des escargots qui l’avaient bien mérité ; une bouchée à la reine aux ris de veau, sans doute le plat le plus subtil et délicat du monde ; une tasse de consommé de bœuf dans lequel flottaient d’épais croûtons bien durs surmontés d’une virole de foie gras ; un œuf en meurette épaisse d’oignons roses au chinon juste pour le plaisir de tremper le gressin au thym frais dans le jaune à peine épaissi par la cuisson parfaite ; un vol-au-vent dont les écrevisses nageaient dans le plaisir et la crème au fumet de poisson de rivière et au vin blanc ; six huîtres chaude à la Alexandre Dumas, comme le grand homme raconte qu’il faut les cuisiner, sorties de leur coquille, couvertes de parmesan, de persil et noyées dans un flot de champagne et passées au gril ; neuf langoustines du vivier de Croix-de-vie, bouillies bêtement dans l’eau de mer, accompagnées d’une mayonnaise toute simple, avec à peine quelques gouttes de citron et un doigt d’huile d’olive pas trop amère ; des pinces de tourteaux panées, frites sur le moment, qu’on trempe dans la même mayonnaise à laquelle on a ajouté quelques brins d’estragon, de cerfeuil et de ciboulette ; quatre rondelles d’anguilles farcie avec le reste de la chair des crabes dans une sauce hollandaise juste rosie au concentré de tomate sans aucune raison, pour le plaisir de la couleur ; deux tronçons de lamproie à la nantaise, à la rochelaise ou à la bordelaise, poisson affreux cuisiné en daube au vin rouge épais avec du lard et son propre sang ; un demi-filet de carpe gelée froide à la juive, avec des carottes et des petits légumes pour dissimuler en vain le goût de vase de la carpe ; un petit verre de prune à cinquante-cinq degrés en guise de trou, suivi d’une timbale de coquillettes au comté et à la truffe pour le reboucher ; un petit verre d’angélique à cinquante-cinq degrés pour rouvrir le trou suivi d’une grande cuiller de coquillettes pour oublier son horrible goût de médicament et le reboucher définitivement ; une tranche de cochon de lait doucement rôti à la cheminée, suave et onctueux comme la sauce au chocolat qui l’accompagne ; un ramequin de gratin de courge à la tomme de Maillezais, exquis ; une cuisse de lièvre, parfumé, odorant, cuit à la braise de ceps exclusivement, accompagné d’une sauce à l’oseille, à l’ail et aux champignons de printemps, un rien acide ; une entame de gigot d’agneau avec quelques mogettes, haricots blancs du Marais cuits à la crémaillère avec des couennes de jambon ; une part minuscule de filet de veau en croûte de mouillé jeté dans les flammes de la cheminée, pour lequel plus d’un a vendu son âme au diable ; quelques copeaux de cuisse de veau rôtie reconstitué saturée d’épices découpée au couteau à jambon ; des asperges vertes, des petits pois, des carottes nouvelles, des oignons nouveaux, de l’ail vert, le tout accompagné d’une mayonnaise à chaud aux herbes façon béarnaise sans vinaigre ; un tiers de chaource, une tranche de beaufort d’été, beaufort d’alpage artisanal et rarissime, une lichette de fourme de Montbrison, pour sa douceur unique, quelques fleurs de tête de moine pour accompagner le meursault blanc parce qu’après tout je suis le grand maître ; une bouchée d’arôme de Lyon pour faire plaisir à Grosmollard et goûter ce saint-joseph blanc absolument scandaleux tellement il est bon, un morceau de chabichou du Poitou à point pas du tout crayeux pour terminer le divin sancerre, une tranche de pain, qui est finalement le meilleur, tourte à l’ancienne au levain maison et à la farine luxueuse sans intrant aucun broyée à la pierre à la force du moulin de rivière, pain pétri à l’eau de source et cuit au four à bois chauffé exclusivement au frêne du Marais, un verre de chinon pour faire couler, ce qui me rappelle que j’ai bu aussi au cours du repas force chenin, force gamay d’Anjou et de Touraine, quelques pots de mareuil pour la soif, puis sont arrivés les desserts, un chou à la crème fouettée que j’ai mangé avant d’en écraser un autre sur la calvitie de Grosmollard, puis une petite religieuse, puis quelques profiteroles que j’ai prises en pleine poire, délicieuses, et encore un ou deux éclairs au café, et voilà, et maintenant tout cela se termine, on ajoutera un peu d’eau-de-vie pour le Rituel, de l’Esprit-de-vin, ensuite une soupe à l’oignon gratinée au comté avec de belles croûtes, une douzaine d’huitres de Marennes, des spéciales bien charnues, des numéros deux, avec un muscadet sur lie bien senti et on pourra aller se coucher quelques heures avant de retrouver la Lorraine, enfin. Car ce Poitou manque de montagnes et de jarret fumé ! ».