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Libération 1944 : souvenirs d »une Parisienne (4/5)

Poursuite du journal de Françoise Thrierr

Vendredi 25 août 1944

Malheureusement, à 1h du matin, le courant est coupé, puis revient, puis est à nouveau coupé. On attend car on espère qu’il reviendra, mais en vain… On nous a annoncé que le viaduc de Nogent venait de sauter, ainsi que des munitions à Vincennes… Enfin, l’atmosphère se calme, plus de lumière, on va prendre un peu de repos… On se réveille, tout étonnés d’être encore en vie ! C’est vendredi. Encore une fois, nous courons au balcon ; les sentinelles sont encore là… déception… mais au téléphone, les informations disent que les forces alliées arrivent par la porte d’Orléans. On sent une journée grave et riche qui s’annonce… vendredi matin, on n’ose pas sortir, même pour aller chercher son pain car la rue n’est pas calme… On attend… Depuis six jours déjà de cette attente, on vit comme des automates. Heureusement, le téléphone n’a pas été coupé. Aussi la sonnerie a retenti, pendant cette semaine, 10 fois, 20 fois par jour jusqu’à une heure tardive. Cela coupe la journée et occupe, car on n’a guère de cœur à l’ouvrage ; pourtant celui-ci ne manque pas.

À 11h, les mitrailleuses reprennent de plus belle, puis un premier gros coup, puis un second, et d’autres. On se regarde avec anxiété car depuis le samedi, le canon des tanks allemands installés dans les Tuileries n’avait tiré contre les F.F.I. que de temps en temps. On sent la bataille qui s’approche. Au début, nous pensons que c’est du côté de la Concorde, mais, bien vite, les coups deviennent si fréquents et si forts, qu’on se rend compte que cela vient du côté du Palais-Royal. Les volets sont fermés depuis longtemps. Nous déjeunons, sans beaucoup d’appétit, puis, vers 1h1/4, les coups sont tellement violents (il y a de tout : canon, mitrailleuse, revolver, fusil), qu’on ne peut plus rester dans le salon ni dans aucune autre pièce craignant que les vitres ne volent en éclats. Nous nous mettons dans le petit cabinet de toilette, fermant toutes les portes pour que les balles qui sifflaient de tout côté ne nous atteignent pas (les volets des chambres n’étaient pas fermés).

Puis, tout à coup, il est presque 14h, on entend des bravos, des applaudissements. Malgré le danger, nous allons au balcon. Trois tanks américains passent rue de Rivoli. Immédiatement, chacun empoigne son drapeau, prêt depuis déjà plusieurs jours ; c’est du délire ! Tout le monde prend son drapeau et l’agite. Mais bien vite il faut se reculer. Le feu reprend de plus belle, mais au lieu de retourner à notre abri, nous restons dans les chambres, passant juste la tête car nous voulons voir : c’est la bataille qui libérera définitivement notre quartier… notre rue.

Deux tanks passent rue Saint-Honoré, puis j’en aperçois un qui tourne de la rue Gomboust dans la rue du marché Saint-Honoré, se dirigeant vers nous, puis 2, puis 3. Le premier s’arrête juste devant les barbelés qui bouchent l’accès de la rue Saint-Honoré. Les soldats français crient « Attention ! » car le danger est de tous les côtés, les Allemands se cachent partout et pour eux, tous les moyens sont bons. Je vois bientôt le canon du tank qui vire et qui pointe sur la casemate. Je crie à mes parents qui s’étaient reculés : « Ça y est, ils tirent sur la casemate ! » mais le tank attend quelques secondes, donne aux Allemands le temps de se rendre, mais ils ne bougent pas. Le canon tire, un fracas formidable, des vitres brisées, les gens sortent des maisons„ escortant les tanks, applaudissant, criant enfin… Un délire indescriptible. Le danger est pourtant grand : les mitrailleuses marchent leur train. Les gens se reculent, s’abritent puis ressortent, indiquant aux Français sur leurs tanks où sont les Allemands, par ici, là-bas. Je pensais que les Allemands de la casemate devaient tous être tués. Tout étonnée, j’en vois sortir trois, les bras en l’air, puis… ont-ils voulu se défendre ?…. on les a abattus tous les trois.

J’ai su par la suite qu’ils avaient des grenades à leur ceinture et qu’ils s’apprêtaient à en faire usage ; les autres sont faits prisonniers. Ça sent la poudre et la rue est remplie d’un nuage épais de poussière. Les Allemands sont sortis vivants de leur casemate car elle correspondait par un souterrain avec le fournil du boulanger… Enfin, pour notre rue, c’était fini ! Immédiatement la Croix-Rouge était arrivée ramassant les cadavres, les blessés. Quelle merveille d’audace, de courage, courant sous le feu, protégés uniquement par le drapeau de la Croix-Rouge qu’un jeune agitait !

Les coups partent encore, il y en a de cachés. À la casemate de la rue de la Sourdière, les six Allemands se sont rendus devant la menace du canon. Pendant que les Français venaient pour les fouiller, un Allemand caché sous une porte cochère voisine a abattu cinq Français. Quel salaud… La riposte a été rapide. Les six Allemands ont été abattus.

Mais le danger existait encore, car une dizaine de camions remplis de ravitaillement et de munitions avaient été incendiés par les Allemands, rue d’Alger, avant d’être abandonnés… Tout risquait encore de sauter. Nous sommes descendus au rez-de-chaussée. Heureusement les pompiers sont arrivés à temps ! Enfin, on commençait à respirer. La bataille se poursuit vers la Concorde. Tout le monde est dans la rue, on ne peut pas le croire, on n’ose pas encore s’aventurer. Nous voyons tout cela du balcon. Les drapeaux, sortis comme par enchantement, flottent avec un air de fête, il y en a un nombre incalculable. Les prisonniers allemands commencent à passer aux deux bouts de notre rue, les hôtels sont vidés, il y en a par centaines.

Puis, au coin de la rue Saint-Honoré, arrive, encadré par deux Français, un officier allemand que l’on fait monter dans une des petites voitures jeep ; il passe dans notre rue. Au tournant de la rue de Rivoli, les quelques Français se mettent au garde-à- vous…c’est certainement un haut gradé…les prisonniers défilent toujours, simples soldats mélangés aux officiers, tous bras en l’air ; la foule les conspue. Certains soldats qui laissent un écart devant eux reçoivent des coups de pied dans le derrière, des coups dans les bras ; on leur crie : « Plus vite, plus haut, les bras… salauds… » enfin de nombreuses injures, et, parmi ces prisonniers, il y a de nombreux civils, hommes et femmes, tous Allemands ou miliciens… des Français… c’est une honte !

Enfin, n’y tenant plus, nous descendons, Jacqueline et moi. Nous allons voir les dégâts au coin de la rue. Il n’y a plus un carreau à l’immeuble et quatre boutiques ont leur devanture complètement détruite. La casemate n’est même pas démolie, juste une encoche dans le ciment armé.

Malgré le danger, bien des gens suivent les tanks vers la Concorde et, de la rue de Rivoli, on assiste à la reddition du Ministère de la Marine. Les tanks s’alignent, se mettent en position et attendent. Pas longtemps, car de toutes les fenêtres du Ministère, des coups partent. De tous les côtés, on voit des balles traçantes. Immédiatement, le canon des tanks fait feu, la lutte n’est pas longue. Les Allemands se rendent presque aussitôt, et c’est encore le défilé des prisonniers, certains à pied dans les Tuileries, d’autres dans des camions où ils sont entassés. Nous en avons vu plus d’un millier.

Enfin la journée se termine, on est abruti, on ne sait plus où on en est. Après le dîner, nous descendons rue de Rivoli, Jacqueline et moi avec nos voisins. Tout Paris est dans la rue, bavarde avec les Français et les Algériens. Nous passons devant un tank américain. Un monsieur et deux dames entraînent un Français chez eux. Le monsieur se tourne vers moi et me dit en me regardant avec des yeux brillants que je n’oublierai jamais : « Il connaît notre frère ! » Ils l’emmenaient pour prendre quelque chose et surtout pour qu’il donne des nouvelles de son camarade à sa mère

Paris est libéré, mais, malgré tout, on n’est pas tranquille. Ne va-t-il pas en sortir un qui nous tirera dans le dos car, enfin, dans tous ces hôtels, il en reste certainement… Nous passons !! Les rues d’Alger, de Castiglione, Rouget de l’Isle et Mondovi ne sont pas jolies avec les carcasses des voitures qui ont flambé ; les murs sont noirs. Rue de Castiglione, des Allemands ont mis le feu à leur voiture. Sous les arcades aussi, les immeubles sont bien abimés. Les appartements du premier étage qui sont sous les arcades ont été complètement détruits par les flammes rabattues par le plafond des arcades.

Place de la Concorde, le Ministère de la Marine est relativement peu abimé. Deux trous d’obus au-dessus de la pendule du métro, sur la façade, deux colonnes abimées, les carreaux cassés et des trous de balles un peu partout. L’hôtel Crillon a été plus abimé car les bases de certaines colonnes ont été ébranlées… Le lion de pierre sur la terrasse des Tuileries au-dessus du métro est par terre et donne l’impression désagréable d’une bête agonisante. Les statues ont des traces noires de feu vite éteint. La balustrade des Tuileries est écornée mais, dans l’ensemble, les dégâts sont vraiment peu importants étant donnée l’importance des pièces qui tiraient. Un peu partout des tanks et des automitrailleuses noircis par le feu, abandonnés par les Allemands.

Les gens sont tous dans la rue. Tout l’après-midi, c’est un va-et-vient. Les immeubles sont pavoisés comme jamais je ne les ai vus. Mes parents sont descendus faire un tour et Jacqueline a pu aller porter quelque chose à manger à sa vieille, qu’on n’avait pas pu aller voir de la journée. On sentait la joie partout, mais tout de même une certaine crainte… N’allait-il pas en sortir un d’ici ou de là ? On serrait la main aux Français de France et d’Afrique du Nord, car on attendait les Américains et, ô joie ! ce sont les Français qui sont entrés dans Paris et qui l’ont libérée … tout le monde se parlait.

Puis on voit des gens succombant sous le poids de colis hétéroclites et de tous genres : ce sont les provisions des camions incendiés des rues avoisinantes que chacun s’est partagées. Puis d’autres ont trouvé des valises, des sacs à dos, des uniformes… tout cela dans les hôtels. Deux femmes portent un réservoir d’essence d’une voiture (on va pouvoir s’éclairer). Une voiture allemande a été abandonnée en bas de la maison. Des F.F.I. la capturent, ils en sortent toutes sortes de choses, un uniforme d’officier fraîchement quitté… encore un qui s’est sauvé en civil… et combien comme celui- là? Car pour vider Paris et tous les hôtels en une journée, il est impossible de ne pas en oublier. En quatre ans, ils ont tellement construit de liaisons en sous-sol qu’il leur est facile de se sauver sans être vus… (quelques jours plus tard, on parle de 150.000 Allemands ou miliciens restant à Paris).

Sur le pas de la porte voisine, des hommes et des femmes bavardent ; un commandant français parlemente avec un homme qui crie fort, nie. Enfin le commandant sort son revolver et j’entends : « Foutez-moi la paix, taisez-vous ou je vous abats ! » L’homme s’est rendu et on l’emmenait. J’ai su après qu’on avait trouvé des papiers compromettants chez lui ; c’était un locataire d’à côté.

On voit dans tout Paris les uniformes des agents de police qui avaient disparu depuis une dizaine de jours.

J’interroge un Algérien : « D’où venez-vous ? — De Londres ! Débarqué le 29 juin sur une plage aux environs de Cherbourg. » II est heureux d’être là, avec un sourire qui montre ses grandes dents blanches dans ce visage tout bronzé. « C’est la première fois que je viens à Paris. » (Tout ceci dans un français petit nègre !). Puis, un peu plus loin, un Français debout sur son char nous raconte une épopée qui montre combien le Général Leclerc est adoré de ses hommes ; c’est un vrai Dieu pour tous ! : « Il faut attaquer un village, mais il faut traverser un pont où un char allemand brûle. On ne peut pas passer avec les tanks. Ordre d’attaquer à la baïonnette, on a le frisson. Eh bien, Madame, le premier à l’attaque, c’est le Général Leclerc ! Ce n’est qu’un exemple, mais il y en a mille comme celui-ci ! »

Enfin nous rentrons. Nous avons entendu un peu loin quelques coups de feu et on a peur que cela recommence. On est épuisés ; depuis sept jours on est restés chez soi, dans cette atmosphère déprimante de l’attente, de la crainte, de l’anxiété. Les nerfs sont à bout, on n’en peut plus. On se prépare pour la grande journée du lendemain Le défilé du général de Gaulle.

Le début de la série

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