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Libération 1944 : souvenirs d’une Parisienne (1/5)

Nous commençons la publication du journal de Françoise Thrierr née Tellier. Aujourd’hui : jusqu’au 20 août.

Présentation du journal et des protagonistes

Françoise Thrierr (née Tellier) a 29 ans en 1944. Comme la plupart des Français, elle espère la victoire des alliés et le départ des Allemands mais n’est pas engagée dans la Résistance. Elle a tenu son journal pendant la libération de Paris, journal que la Gazette publiera en 5 parties, avec l’autorisation de ses trois enfants, Florence, Martine et Olivier, sous le titre Libération 1944, souvenirs d’une Parisienne.

Ce qu’elle rapporte comprend des choses qu’elle a vues, d’autres qu’on lui a racontées. Les faits manquent parfois de précision, voire ont été déformés, mais le témoignage reflète aussi un état d’esprit partagé par beaucoup de Parisiens au moment où la situation bascule.

Françoise est encore célibataire à cette époque et vit chez ses parents. Elle est la 5e d’une famille de sept enfants. Son père était courtier en affrètement maritime, activité durement touchée par la guerre, mais il a dépassé l’âge de la retraite. Elle habite à Paris, rue du 29 juillet (au 5ème étage), une rue qui va de la rue St Honoré à la rue de Rivoli, et débouche en face de la station Tuileries.

Dans son journal, elle évoque plusieurs personnes que nous allons présenter rapidement :

  • Ginette, la 6ème des enfants Tellier, a deux ans de moins que Françoise. Elle est mariée depuis 1942. Habitant Paris, elle passe de temps en temps voir sa famille.
  • Jacqueline est la plus jeune (19 ans) et vit aussi rue du 29. En 1944, elle vient de passer son bac. Elle a offert ses services à la mairie et visite régulièrement une vieille dame. Actuellement âgée de 99 ans, elle a signalé ce journal à la Gazette
  • Marie Françoise Danjoy est une cousine issue de germaine des sœurs Tellier.
  • M. et Mme Prévost sont des amis des parents Tellier, avec qui ils viennent faire un bridge tous les dimanche.
  • Lucie Desbazeille est une amie de certaines des sœurs Tellier.
  • Madame Balcte est une amie de Madame Tellier
  • François a à Neuilly une amie, Jacqueline Kiesgen, organisatrice de concerts. Elle est marraine d’un de ses enfants et y va souvent.

Avant le 17 août

Depuis quelques jours, les armées d’occupation évacuent Paris, mais depuis plus longtemps encore, les allées et venues des tanks camions, ambulances font rage dans Paris. Les uns montent au front de Normandie, les autres en descendent ; petit à petit c’est le flot descendant d’une armée en déroute qui se fait le plus fort. Enfin on voit les cheminées des hôtels, des ministères qui fument d’une fumée jaune, épaisse, d’où s’échappent des petits morceaux noirs ; ce sont les papiers qu’ils brûlent en hâte puis des camions stationnent partout, sur les trottoirs, dans les cours ; ils vident les hôtels, emportant matelas, couvertures, provisions alimentaires (qui sont nombreuses) tous les moyens sont bons. Ils réquisitionnent camions, voitures, bicyclettes et les trains.

Mais depuis la veille, les gares sont fermées, les cheminots font grève (ordre des Alliés) les chauffeurs de trains allemands eux-mêmes refusent de partir ; on en fusille. Les nombreuses femmes allemandes, gare de l’Est attendent en vain un départ, elles doivent rentrer dans leurs hôtels. À l’hôtel Intercontinental, ces femmes assises sur leurs valises se lamentent, affolées : quand pourront-elles s’en aller ? On essayera de les faire partir en camions, à partir de ce moment on voit défiler tous ces camions remplis de bagages et au-dessus, assis ou plutôt empilés, un nombre formidable de civils se tassent (dans un camion on en compte au moins une soixantaine) il y en a partout : sur les ailes avant, sur les toits… et toute la semaine, cela continue. Les Allemands sont nerveux, il ne s’agirait pas de les provoquer car il en coûterait cher ; ils fusillent pour un oui ou pour un non ; tel est le sort de plusieurs prisonniers de Fresnes .

Jeudi 17 août 1944

Le soir, les F.F.I. (Forces Françaises de l’Intérieur) tirent quelques coups de feu, commençant ainsi la bataille pour la libération de Paris (principalement du côté du Luxembourg) ; à Neuilly, à la suite d’un coup de feu, les Allemands font descendre 30 locataires de l’immeuble présumé être l’attaquant, les conduisent au bois de Boulogne, et sans discerner hommes, femmes ou enfants les fusillent séance tenante (malheureusement le cas n’est pas le seul).

Vendredi 18 août 1944

Paris est de plus en plus nerveux, plus d’agents de police (ils sont en grève), on hésite à s’éloigner de chez soi. Malgré cela, je vais à Neuilly à bicyclette, et sur tout le parcours, place de la Concorde, avenue des Champs-Élysées, de la Grande Armée, de Neuilly, c’est une suite ininterrompue, un va-et-vient continuel de camions que l’on charge ; on entend des coups de feu. À 19 heures, une voiture haut-parleur annonce le couvre-feu pour 21 heures, ceci pour que le champ d’action soit libre, car depuis deux jours, les Parisiens toujours badauds descendaient le soir pour assister à ce départ que l’on attendait depuis si longtemps.

Depuis que les armées alliées ont percé en Normandie (à Avranches le 3 août) les Parisiens vivent dans une attente fébrile ; depuis longtemps déjà, plus d’un mois, nous avons de sévères restrictions de gaz et d’électricité qui vont s’aggravant de jour en jour. Mais maintenant plus du tout de gaz et bien peu d’électricité, le courant ne vient que vers 22 heures, quelquefois 23 heures et même 23 heures 30 ou 24 heures, et pour seulement quelques instants… C’est long d’attendre dans le noir ! pour ne pas user les quelques bougies qui pourraient nous être plus utiles, nous travaillons le plus tard possible sur le balcon, dans l’embrasure des fenêtres, puis on attend…. le courant ne vient pas….il se fait tard…il ne viendra peut-être pas du tout….On se couche en laissant la lampe en contact près de soi afin d’être réveillé par les premières lueurs. À ce moment, on se précipite sur la T. S.F., on camoufle, on ferme les fenêtres, quitte à crever de chaleur, on écoute les Anglais… Les Américains ont libéré Le Mans…Chartres, puis tout à coup, déception ; ils n’avancent plus directement sur Paris, ils sont à Étampes, Fontainebleau, Melun, on reprend espoir… Ceci pendant des jours longs à passer.

Samedi 19 août 1944

Le temps est chaud, le soleil tape, toutes les ménagères sont à la recherche de quelque chose à manger. Depuis longtemps déjà, il faut faire des queues de 1 heure, 2 heures et parfois 3 heures pour avoir un pain seulement. Avec courage, si l’on voit une autre boulangerie ouverte, on se met docilement à la file, et l’on a, après la même attente, son second pain (mais on cache soigneusement le premier). Pendant que je fais la queue pour avoir mon second pain, une personne amie me dit : « le drapeau flotte au commissariat de police ! » Un frisson me parcourt et en revenant, en effet, je vois notre drapeau qui claque au vent… depuis quatre ans on ne l’avait pas vu. A peine rentrée à la maison à 11 heures, premiers coups de feu dans notre rue, rue Saint-Honoré et rue de Rivoli.

Le déclenchement est donné, la vraie bataille commence pour chasser les Allemands des monuments (mairies, préfecture, Hôtel de Ville) ; les coups partent de partout, les passants se hâtent sous une porte cochère, derrière une voiture, tout le monde court, mais il n’y a pas de panique. Des Tuileries, les gens sortent en courant, les coups viennent du côté de la Concorde. Pendant les quelques accalmies, vite on ressort, se rapprochant le plus possible de chez soi, les cyclistes se hâtent prudemment. Ordre du couvre-feu à 14 heures.

Dans notre quartier, c’est relativement calme, mais boulevard Saint-Michel, place de la République on se bat dur entre F.F.I.-qui ont occupé les mairies et qui veulent s’y maintenir et les Allemands qui veulent les déloger. Les Allemands ont leurs tanks, nos F.F.I. n’ont que des revolvers, fusils, mitrailleuses, et partout ils tiennent quand même. Bientôt dans l’après-midi, les coups de téléphone se succèdent de tous les coins de Paris : « Allô…est-ce calme chez vous ? Êtes-vous rentrés à temps ? Ce sont les jours qu’on attendait. Il faut rester chez soi et manger ses quelques provisions…. Merci d’avoir appelé. On vous rappellera ! »

À Neuilly, les F.F.I. ont pris l’hôtel de ville, les Allemands braquent les canons de leurs tanks et tirent ; beaucoup de victimes car, à ce moment, la file était grande qui venait retirer ses feuilles de plats à emporter (plan de détresse), car sans gaz ni électricité, chaque groupe d’immeubles devait s’inscrire à un endroit indiqué, en général un restaurant près de chez lui (pour nous, au 9 rue du 29 juillet), pour avoir, tous les jours, une portion de légumes, un peu de confiture…

Partout les F.F.I. sont maîtres avec leurs fusils, revolvers, mitraillettes contre les tanks allemands. Enfin le soir vient, petit à petit les coups s’espacent. Au coin de notre rue, les Allemands mettent des réseaux de barbelés (chevaux de frise) juste en travers de la rue du Faubourg Saint-Honoré pour couper tout passage. Ils aménagent les casemates construites cet hiver, en ciment armé, et sont là une dizaine de soldats, fusils prêts à être épaulés ; quatre faisant sentinelle, les autres en renfort dans leur trou… Toute la nuit, on entend des coups de feu mais on peut dormir, quoique les explosions de munitions qui sautent nous tiennent bien souvent éveillés.

Dimanche 20 août 1944

On se réveille… tout est calme… on peut aller à la messe. Par prudence, on n’y va pas trop tard, à 10h1/2. En sortant à 11 h, mes parents sortent avant moi car j’ai à parler à quelqu’un. Les portes de Saint-Roch donnant sur la rue Saint-Honoré sont fermées ; nous sortons par la rue Saint-Roch. Là, le poste de secours Croix-Rouge nous empêche de nous diriger vers la rue Saint-Honoré car un camion de F.F.I. a été attaqué, puis est reparti en en laissant deux qui sont entrés dans un immeuble rue Saint-Roch vers l’hôtel Savoy. Les Allemands ont cerné l’immeuble ; les coups de feu partent ; j’attends un peu, près du poste de secours bien aménagé en sous-sol (en cas de bombardement) dans l’usine électrique, face au cours Jeanne d’Arc n°26, dans la grande salle des fêtes du 37, où on a aligné des brancards-lits. Pendant que j’attends, on amène un tué de la rue du 4 septembre. Enfin une amie me dit : « on peut passer par la rue du marché Saint-Honoré. » Arrivées aux barbelés, il faut montrer patte blanche pour prouver qu’on habite bien par là.

Nous voilà rentrées à la maison. Les coups de feu reprennent dans tout Paris, de temps en temps des coups de canon des tanks allemands. Lorsque, à 15h30 pendant que nous jouions au bridge pour passer le temps, j’entends des mots : … armistice… paix… Immédiatement nous allons sur le balcon… pour la 50e fois peut-être. Quelques minutes après, une voiture haut-parleur arrive devant le poste de pompiers puis s’approche et nous dit : « Promesse faite par les Allemands de ne pas tirer sur les monuments occupés par les forces de la résistance ; on est prié de cesser le feu jusqu’à l’évacuation de Paris par les armées d’occupation.

Inutile de dire le délire de la foule qui, enfermée depuis plus de 24h, était comme par enchantement dans la rue à applaudir. Les pompiers, casques rutilants, vestes de cuir, sortent drapeau en tête pour le hisser au-dessus de leur porte (on ne l’avait pas vu depuis 4 ans) et défilent devant en le saluant, sous les yeux émus des sœurs de Saint-Vincent de Paul sorties, elles, du dispensaire, autre poste de secours, place du marché. Inutile de dire aussi l’émotion qui nous étreignait, les larmes aux yeux… On n’osait pas le croire, puis une voiture de F.F.I. est arrivée enlevant les barricades de la rue sous une ovation formidable.

Les Allemands sont sortis de leur casemate, ont distribué des cigarettes, serré des mains en disant : « Nous, camarades » puis ils mettent leur fusil sous leur bras et restent là. Tout le monde passe sans difficulté, on se promène dans la rue, mais on ne va pas loin. Rue Saint-Honoré, beaucoup de drapeaux sont sortis, mais dans notre rue, personne n’ose. On ne sait encore que penser. Je téléphone à Neuilly pour annoncer cela, mais là-bas on se bat toujours… au Luxembourg aussi… Qu’est-ce que cela veut dire ? Enfin, vers 18h, Paris se calme ; le haut-parleur est passé un peu partout, on respire… Mais quand vont-ils arriver ??? La nuit est calme. Les chevaux de frise ont été rétablis et les sentinelles ont repris leur garde.

Suite : les 21,

22,

23 et 24

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