Chez elle, ni l’enfance en Guinée-Bissau ni la préadolescence au Portugal ni l’âge adulte en France ne forment une suite de moments séparés. Les trois pays sont en elle, chacun avec son identité particulière. Edna Evora est ingénieure en génie civil. Mais la rencontre eut lieu à l’ancienne résidence des Sœurs blanches que la ville de Sceaux met à disposition d’artistes. Sur les murs de son atelier, des tableaux aux styles différents montrent une réflexion en cours.
Trois pays
Elle naît en 1977à Bissau, la capitale, au sein d’une fratrie de deux frères et trois sœurs. Elle est la dernière. Sa grand-mère maternelle est Peule, tandis que son grand-père paternel est un descendant de Portugais né en Guinée-Bissau. Une « mésalliance » dans un pays où la colonisation hiérarchise la société à l’extrême. L’émancipation de cette hiérarchie est chez elle une force d’inspiration. Elle explique une part de son travail.
Après l’école primaire, elle vit à Lisbonne une partie de ses années de collège. Elle rentre ensuite à Bissau où elle termine le lycée[1]. C’est le moment où elle rencontre Flora Gomes, un réalisateur bissau-guinéen qui dirige une école de cinéma. Elle a 17 ans et participait déjà à ses répétitions. L’année suivante, elle joue le rôle de Saly dans Po di Sangui (L’arbre de sang, sélection officielle au Festival de Cannes 1996), un film en forme de conte dont un village est la scène. Ce sera son seul film. Elle en reste pourtant très marquée. « Flora Gomes, tout en transmettant le métier d’acteur, faisait passer la richesse de notre culture. » On sent qu’elle y a trouvé une sorte de fierté identitaire qui rompait avec le déni qui laissait encore des traces.
Juste après le tournage, en septembre, elle part pour la France. Elle veut suivre un enseignement supérieur. « A l’époque, il n’existe pas vraiment d’études supérieures en Guinée-Bissau. Pour les suivre, il faut aller soit au Brésil, soit au Portugal si l’on veut étudier dans un pays lusophone. » Sans compter que, à moins d’être très riche, ce qui n’est pas son cas, il faut obtenir une bourse.
Or, elle suivait des cours de français au centre culturel. Ce fut à la fois la voie d’un premier apprentissage de la langue et la voie de la candidature à la bourse d’études supérieures. Elle l’obtint. A son arrivée en France, elle passe un an au centre de langue de Vichy, le Cavilam, où elle se perfectionne. « Le monde entier était là ! C’était extraordinaire ! »
Le génie civil
Son intention est de suivre des études d’architecture. Elle apprend trop tard qu’il y a un concours d’entrée. Elle ne s’estime pas en mesure de le passer et s’oriente vers le génie civil. Reconnaissons qu’il y a un rapport. Même si c’est difficile à expliquer, un goût pour la construction se retrouve dans ce qu’elle peint. Les lignes probablement.
Elle débute chez Maisons individuelles SA comme chargée d’études de prix. Après quelques mois, elle rejoint Scetauroute (groupe EGIS), un bureau d’études qui vient de gagner un gros appel d’offres pour une autoroute au Portugal. Il cherche des ingénieurs lusophones. Aucun doute, elle est faite pour le job ! Elle part deux ans et demi au Portugal. « Il y a à l’époque peu d’autoroutes dans certaines régions à l’intérieur du pays. Le projet était de ce côté-là très motivant et… d’une grande utilité publique. »
La conception des autoroutes est un travail aux multiples facettes et elle aime ça. Pour comprendre les données topographiques, géotechniques, humaines, elle se rend sur place, analyse les lieux et comment on y vit. Elle dialogue avec les maires. Saisir la réalité de l’espace passe par un mélange d’approches.
A son retour en France, elle rejoint le siège d’EGIS, un grand groupe d’ingénierie. Elle participe à une succession de projets. La ligne à grande vitesse Est. Des réhabilitations de centres de stockage des déchets qui réclament des travaux de génie civil importants et très techniques (géométrie très cadrée, contraintes d’étanchéité, de traitement des eaux polluées, de collecte et de conversion des gaz. C’est quantité de disciplines qu’il faut interfacer et faire travailler ensemble.
C’est la ligne grande vitesse Bretagne-Pays de Loire, entre Paris et Rennes. Elle y travaillera jusqu’en 2014. En 2017, nouvelle évolution. Elle rejoint le management de projet pour le métro du Grand Paris, avec des tâches de suivis financiers, administratifs, de négociation, d’avenants.
Aujourd’hui, elle est passée du côté des offres. On imagine bien que dans son domaine, il faille pas mal cogiter avant de s’engager sur une proposition.
Pourquoi s’attarder sur un itinéraire d’ingénieur, quand la raison première de la rencontre est la peinture ? Quel rapport avec ses tableaux ? Aucun, a priori. Une très longue psychanalyse prouverait peut-être le contraire. On s’en tiendra ici, très modestement, à ce qu’elle montre et qui peut sembler loin du génie civil. C’est qu’il faut illustrer un saint principe : nous ne sommes pas monodimensionnels. Plusieurs voix nous parlent, différentes, avec des sensibilités formées dans des expériences particulières. C’est plutôt mieux, n’est-ce pas ?
S’ouvrir à la peinture
Elle rencontre la peinture en 2012. Elle suit l’atelier du CSCB animé par Hélène Szumanski. Cela réveille en elle le monde de la création qu’elle avait connu dans le cinéma. Et son expérience graphique facilite son expression (on retrouve son métier). Po di Sangui est aussi une expérience qui la nourrit ; elle avait réconcilié des identités en tension.
« Le tournage m’a permis de m’approprier des cultures différentes. De les considérer à égalité. Ne croyez pas que c’était simple. L’histoire coloniale de la Guinée-Bissau est relativement récente et douloureuse. »
Hélène Szumanski assurait l’atelier toutes les deux semaines, le samedi matin. « Elle ne souhaitait pas apprendre à peindre, mais guider et montrer comment faire sortir les émotions. ». Elle enseigne comment fabriquer des couleurs, comment les organiser. Les expositions annuelles au CSCB, en fixant des échéances, sont des boosters. Edna Evora se forme peu à peu, petit à petit, sans renoncer. Six ans plus tard, en 2018, elle montre des tableaux sur les réseaux sociaux. Elle est alors contactée pour participer à Lisbonne à une exposition d’artistes lusophones.
« Les choses sont devenues plus sérieuses que je ne l’avais pensé jusqu’à présent. Je vends ma première toile. Je m’inscris à la Maison des artistes. Je contacte alors le service Culture de la ville de Sceaux. »
Elle ouvre l’éventail de ses expérimentations. On peut les suivre sur les murs de son atelier. Les changements de techniques et de thématiques y sont bien présents.
2015. Deux tableaux aux couleurs fondues, presque pastel. L’un d’entre eux représente des crayons de couleur, un autre, une bibliothèque. On est dans l’atténuation, la continuité des couleurs, dans la figuration et les formes assurées.
Pendant le confinement, les magasins sont fermés. Impossible d’acheter des toiles. Elle avait du papier calque. Avec des fils et de l’acrylique, elle se lance dans des représentations de visages dans des couleurs sombres, déformés ou reformés comme on voudra. D’un des tableaux, elle dit du personnage qu’il « est étonné de ce qui lui arrive ». Un des autres est bâti sur des vêtements, du fil et de la peinture. Un troisième tableau de visage utilise un tablier (et des fils bien sûr). « J’y mets la condition féminine. Le visage représenté sur le tablier de cuisine est celui de quelqu’un qui crie son désespoir. Une femme qui dénonce les inégalités. » Soit.
2018. Une exception dans son parcours. Il n’y en a pas d’autre de semblable. Une toile très surface a une texture obtenue avec du coton synthétique imbibé d’acrylique et d’encre. Ce sont des verts, des bleus, des oranges, des carmins, très imbriqués. Nulle forme distincte. Des anfractuosités. Des creux, des bosses. Ce qu’elle a voulu y mettre ? « Une cicatrice de vie. Une blessure. » Le mot blessure revient quand elle évoque « l’état délabré de la Guinée-Bissau ». Si la toile en était l’expression, il faudrait sans doute la regarder en imaginant une terre accablée et convulsive d’un pays qui se languit.
2022. Une composition de quatre tableaux de dimensions inégales. Des lacets de chaussures sont collés sur les toiles. « Ils représentent des histoires de vie. Les ficelles, les cailloux sont des moments de vie, des échelles de vie. » Ce sont des aplats de couleurs très tranchées, aux séparations soulignées par des lignes noires recouvrant des fils et des lacets. Elle présente ce passage récent aux aplats de couleurs comme un jalon nouveau dans sa recherche. Ses visages testaient des supports (linges ou calque). Elle teste maintenant des relations de couleur à couleur.
Le fil directeur
Ses recherches partagent cependant un point commun. La présence des fils. « Le fil est pour moi, un signe de fragilité. Il symbolise à la fois un lien, une frontière, un emprisonnement, un barreau. » La relation entre des signifiés qui semblent bien éloignés est difficile à saisir. Le barreau est-il fragile ? On aurait dit le contraire. La frontière est-elle un emprisonnement ? Ce sont des interrogations qui animent une vie entière. Pour l’heure, les fils soutiennent les tableaux, les structurent. Une chose est certaine : quand Edna Evora parle de ses tableaux, elle parle d’abord des fils. Et d’histoires de vie.
Difficile de s’empêcher de chercher des signes de rassemblement. Son métier, ce dont elle vit, n’est-il pas dans les tracés des voies ferrées ou des routes, dans les lignes des édifices à concevoir ? Les trois pays entre lesquels elle partage son histoire personnelle ne sont-ils pas autant de trajets qui les relient les uns aux autres.
En Guinée-Bissau vit une partie de sa famille. Au Portugal, où elle va très régulièrement, vit une autre partie. Il faudrait ajouter le Cap-Vert d’où viennent ses deux grands-parents paternels et où des cousins résident. Et bien sûr la France où, depuis 27 ans, elle construit sa vie.
Si son fil conducteur est le fil, c’est peut-être que les parcours, les déplacements, les dépaysements (à lire comme dé-paysements) permettent l’expression d’un intime écartelé. Edna Evora dit ne rien refuser des trois cultures qui sont en elle. Encore faut-il les relier. Les attacher ? Les ficeler ? Les lacer? Les recoudre?
[1] Le système est différent en Guinée-Bissau : le bac s’appuie sur un contrôle continu.
Article très touchant sur la démarche et la vie d’Edna.
Ça nous plonge dans son univers où les lieux, les êtres retrouvent le lien à travers le geste de l’artiste. Bravo
Parcours exemplaires bravo à l’artiste Edna 👍🙏et longue vie et carrière bien sur 👍🙏