Appuyez sur “Entrée” pour passer au contenu

Les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut !

La cité des sciences

Établissement public ouvert depuis le 13 mars 1986, la Cité des sciences et de l’industrie, située près de la porte de la Villette à Paris, « s’attache à rendre accessible à chacun, quel que soit son bagage, la découverte des sciences, des techniques, du savoir-faire industriel et de ses enjeux. » Elle a accueilli près de 3 millions de visiteurs en 2019. Ces entrées ont généré des recettes d’un peu moins de 30 M€, auxquels se sont ajoutés environ 100 M€ de subvention de l’Etat.

Le jean

Parmi les nombreuses expositions temporaires organisées, on trouve en décembre une exposition en ligne consacrée au jean. La page de cette exposition précise « A propos de l’exposition : Mode, histoire, industrie et innovations…Explorez le jean sous toutes ses coutures ! Comment est-il fabriqué ? Quels sont les impacts de cette fashion ? Quelles alternatives existent pour acheter un jean propre ? »

On est heureux d’apprendre qu’il ne faut plus dire « mode » mais « fashion », même dans un temple français qui se donne des buts éducatifs. Mais ce n’est qu’un détail. On aura peut-être compris avec la fin de la phrase sur le jean propre, que l’exposition a probablement des prétentions écologiques.

En tous les cas, l’exposition a suscité l’intérêt des médias, puisque dans son édition du week-end, le 20 heures de France2 a mis en avant la commissaire de l’exposition et quelques chiffres clés, attribués à la responsable de l’exposition :  fabriquer un seul jean consommerait 11.000 litres d’eau, 75 kg de pesticides, 2 kg d’engrais et 1 kg de coton.

Contestation des chiffres

Le 11 décembre, une personne se présentant comme scientifique et aimant la vulgarisation des connaissances en agriculture (il est responsable de l’innovation chez Bayer) s’étonne sur Twitter des montants mis en avant pour les pesticides, l’ordre de grandeur lui paraissant aberrant. D’autres scientifiques réagissent et font divers calculs pour conclure eux aussi que les chiffres mis en avant sont manifestement faux. Par exemple, si un kg de coton vaut sur le marché 1,6 $, comment peut-on payer 75 kg de pesticides pour le produire ? A partir de statistiques sur la production de coton, un autre arrive à une estimation de 0,8 g de pesticides par jean. Soit 100.000 fois moins que la valeur mise en avant…

Le 13 à 17 h, le community manager de la Cité des sciences croit utile de confirmer l’information. Son tweet est supprimé le lendemain. Parmi d’autres gentillesses, il a suscité les commentaires d’un internaute se félicitant que la Cité des Sciences ait bien voulu prendre Kévin, élève de 3ème, en stage d’observation et lui ait donné manifestement des responsabilités importantes. Le commentaire reçoit plus de 300 « j’aime » …

Les internautes se lançant dans des recherches, on comprend que les « 11.000 litres » d’eau comprennent l’eau utilisée pour les lavages pendant toute la vie du pantalon.

Une réaction de la Cité des sciences

Le 14, en fin d’après-midi, la Cité des sciences supprime le tweet où elle confirmait ses informations pour la déclaration suivante :

Merci de votre vigilance ! Une erreur d’unité s’est glissée dans ces chiffres clés. Ce sont 75 grammes de pesticides par kg de coton. Les 11.000 litres d’eau couvrent tout le cycle du jean, entretien inclus. Avec 2,3 milliards de jeans vendus par an, l’impact reste indéniable.

On imagine assez bien une erreur sournoise, tapie dans l’ombre, et attendant pour se glisser subrepticement dans un projet de communication ! Mais la réponse reste insatisfaisante. Que vient faire ici l’eau utilisée pour le lavage ? Au-delà du fait que ce n’était nullement précisé au début (seule la production semblait décrite), faut -il comprendre que plus un vêtement est solide et dure longtemps, moins c’est écologique ?

Les données rectifiées ne convainquent pas plus, notamment ceux qui ont fait quelques calculs de coin de table pour avoir l’ordre de grandeur, d’où une question assez générale : qu’elles sont vos sources ? Enfin, comment une « erreur » aussi grossière peut elle être recopiée par des intervenants successifs sans qu’aucun ne se rende compte que les chiffres avancés sont totalement aberrants ?

Ce n’est pas sourcé !

Cherchant à mieux comprendre ce qui s’est passé, un enseignant a recherché patiemment les sources des affirmations de la Cité des sciences. Il semblerait que la consommation d’eau indiquée se soit appuyée sur une fiche de l’ADEME, laquelle cite comme source une ONG britannique, Fashion révolution, qui incite à « consommer autrement », dans un document de 2017. D’ONG militante en ONG militante, notre enseignant a fini par arriver à une étude de l’Unesco de 2005, s’appuyant elle-même sur des études antérieures concernant la période 1997/2001 (merci, la fraîcheur des données !!) et en tire la conclusion que :

… les chiffres de la Cité des sciences sont tous faux:
– eau, 11 000 l mais en incluant les eaux de pluie sans les lavages;
– pesticides, 75 g (au pire, plutôt 10g) au lieu de 75 kg;
– engrais, 200 g et non pas 2kg.

On attend maintenant les explications un peu plus détaillées de la Cité des Sciences. Apparemment, la presse commence à réagir. Comment en est on arrivé là?

On reste partagé entre deux explications (pas forcément inconciliables):

  • La bien-pensance pseudo-écologique qui entoure le mot « pesticides », le mal absolu qui enclenche le cerveau reptilien plutôt que la raison : on ne vérifie même pas l’information.
  • La méconnaissance des raisonnements en ordres de grandeur chez les journalistes et autres communicants.

L’un deux rappelle la citation de M. Rocard : pas besoin d’imaginer un complot quand l’incompétence suffit à expliquer une situation.

PS du 16 octobre : en réponse à un tweet qui fait remarquer « qu’il serait bien qu’il y ait des vraies spécialistes sur les sujets exposés », une journaliste d’un média de service public répond « Oui, mais leur objectif, et c’est normal, est d’accueillir un large public avec une exposition attractive. Si le message écolo passe, c’est déjà bien, ne croyez vous pas ? » Le bienpensance justifierait donc qu’un journaliste ne fasse pas son travail. Comme le dit celui qui signale le tweet, déjà que j’ai du mal quand une personne lambda pense que faire passer un message quitte à mentir est louable, mais quand le métier de cette personne est justement d’informer et de vérifier les infos…


Pour ajouter une deuxième « pensée profonde », signalons que le titre de l’article est tiré de : « Les chiffres parlent d’eux mêmes, mais on leur fait dire ce qu’on veut ! » 😉 mise en ligne par Délibéré.

  1. Herrenschmidt Herrenschmidt 20 janvier 2021

    Je comprends bien les intentions et du créateur de l’exposition, et de la journaliste. Mais, nous le savons maintenant, l’heure n’est plus à passer un message mais à rentrer dans la programmation politique. Si l’on avance ainsi des données chiffrées, cela doit se faire dans le cadre d’une argumentation ciblée.
    C’est tout le travail auquel doit se livrer le Comité Consultatif de Transition (CTT) créé par la Ville de Sceaux.

  2. BRUN BRUN 12 janvier 2021

    Intéressant et ce d’autant plus que j’ai moi même sans aucun doute lu ce chiffre de 11 000 litres d’eau sans réagir. C’est pourquoi il faut être vigilant. Et ça pose une question. Cette vigilance a été celle de citoyens, vis-à-vis d’institutions dont on aurait pu attendre sérieux et crédibilité. Il n’en a rien été. Et après quoi, qu’en conclue-t-on ? Pour ma part, j’en conclue que personne n’est jamais illégitime à vouloir demander les sources, à vouloir refaire les comptes, à questionner les affirmations les plus évidentes.

    Mais alors, questionner les affirmations évidentes, à priori crédibles, serait-ce verser dans le complotisme ? Ou et comment distinguer le questionnement légitime et la revendication d’une explications convaincante d’une remise en cause des savoirs dument établis ? Comment distinguer les discours d’autorité illégitimes et manipulateurs de ceux qui ont pour eux l’autorité de la science ?

    Je répondrais que c’est la critique plurielle, un peut comme le contrôle mutuel des contributeurs sur Wikipedia permet d’arriver à des contenus validés par des points de vue divers et non cohérents entre eux. Et qu’aucune revendication de comprendre n’est jamais illégitime.

  3. Gérard Bardier Gérard Bardier Auteur de l’article | 11 janvier 2021

    L’idée était « d’explorer le jean sous toutes ses coutures »
    Le problème est que les concepteurs avaient manifestement un biais : leur but n’était pas seulement de montrer à travers cet exemple l’ensemble d’un processus de fabrication (du cultivateur jusqu’à l’utilisateur en passant par diverses étapes, pourquoi pas?) mais aussi de délivrer un message « écologique », ce qu’illustre le commentaire de la journaliste « si le message écolo passe, c »est bien, non?

  4. Herrenschmidt Herrenschmidt 11 janvier 2021

    C’est pourquoi les données chiffrées ne doivent être utilisées qu’à bon escient.
    Quel est le sens de l’information chiffrée donnée pour un jean ?
    Je comprends bien qu’un cultivateur de coton se préoccupe des ressources en eau dont il doit disposer, ou de kg de pesticides ou d’engrais qu’il devra se procurer.
    Mais, qu’est-ce qu’un visiteur d’exposition, fut-elle à la Cité des sciences, peut bien en faire ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *