Suite et fin du journal de Françoise Thrierr : après le 25 août
Samedi 26 août 1944
Enfin plus personne au coin de nos rues… plutôt si… un monde fou partout mais plus d’uniformes verts, plus de sentinelles. Tout le monde a le sourire. On perd un temps fou le matin en faisant ses courses, car tout le monde a quelque chose à dire sur les événements de la veille, c’est une grande joie pour tous et on se prépare à recevoir de Gaulle, il doit être à 15 h ? à la Concorde et de là se rendre à Notre-Dame pour le Te Deum. Nous restons à la maison, nous verrons du balcon. Ginette et son mari sont là ainsi que M. et Mme Prévost. D’autres amis devaient monter et ne sont pas venus, ils ont préféré être dans la rue…
Les gens arrivaient de partout, à pied pour les trois quarts, car il n’y a pas de métro, dans des équipages de toutes sortes pour ceux qui viennent de loin. Les trottoirs de la rue de Rivoli sont noirs de monde… on voit réapparaître des uniformes que l’on n’avait pas vus depuis longtemps (entre autres des scouts). L’attente n’est pas longue, on n’a pas le temps de voir car le général passe en voiture et à toute vitesse. Étonnement et grosse déception. La foule commence à se remuer et, au coin de notre rue, du balcon du 1er étage, un monsieur donne le signal et tout le monde chante de tout son cœur une Marseillaise vibrante puis… oh stupeur ! des coups de feu partent de partout… des fenêtres, des toits, de tous les hôtels on crie : « Couchez-vous ! » mais avec un tel monde ! Ils sont tous les uns sur les autres ; cela crépite de tous les côtés ; les gens rentrent partout où ils peuvent. Cela dure un moment. Pendant ce temps, à la T.S.F., nous écoutons la retransmission de l’office à Notre-Dame et, là aussi, nous distinguons très bien des coups de feu dehors puis dans Notre-Dame… Les salauds !… Un si beau jour…quelle belle vengeance ! Le speaker dit : » Vous entendez les coups de feu d’un attentat contre le Général de Gaulle. Celui-ci y a heureusement échappé. » Est-ce vraiment un attentat contre De Gaulle ? Ou plutôt tous ces miliciens et Allemands cachés un peu partout qui ont voulu semer la panique et abattre encore quelques Français avec leurs dernières munitions ?
Nous apprenons par Lucie Desbazeille, qui était dans Notre-Dame, comment cela s’est passé. Quand le Général est arrivé sous le porche, on a entendu quelques coups de feu. Malgré cela, le Général est rentré très posément, acclamé par la foule montée sur les chaises et les prie-Dieu : « Vive de Gaulle ! Vive la France ! »… Puis les coups de feu partent de partout dans l’église, de derrière les statues, de la tribune, et même, dit-on, des hommes habillés en prêtres. La foule chante quand même le Magnificat, on se couche par terre… de Gaulle quitte aussitôt après ce chant, puis, à sa sortie, les rafales de mitrailleuses… font rage. La foule massée doit se coucher par terre ; un témoin a compté six morts et cinquante blessés à lui seul ! Madame Baclet qui était sur le parvis nous dit que tout le monde essayait de fuir en rampant et elle-même est allée du parvis à la rue Saint-Jacques en rampant à quatre pattes.
Enfin tout ceci a continué la série des nombreuses émotions de la semaine. Mais nous avons assisté du salon à une chasse à l’homme sur les toits des hôtels en face. J’ai vu un homme à moitié dissimulé par une cheminée qui tirait un peu partout, puis je l’ai vu escalader un petit muret recharger son arme en se cachant puis tirer à nouveau. Se sentait-il découvert ? II a filé et j’ai vu arriver cinq hommes, agents de police, soldat… ils ont cherché pendant quelques minutes puis ont disparu… L’ont-ils rattrapé ? Enfin tout se calme. On tire encore de temps en temps. Ginette n’ose pas rentrer chez elle ; car on tire encore un peu partout… elle reste coucher à la maison. Enfin vers 19 heures c’est vraiment calme est-ce fini ?… peut-on respirer ?… La soirée est bonne. Vers 23h, on s’apprête à se coucher… on tend l’oreille… des avions… cela tape ! vite à la cave ! ce sont les Allemands, ils viennent sur Paris. Décidément aucun répit ! ils veulent nous en faire voir jusqu’au bout !
Pendant 1h1/2, on reste à la cave… on parle des événements… c’était trop beau ! « Il faut s’attendre à être bombardés souvent, vous pensez bien ! Partir sans faire sauter Paris, ce serait trop de bonté de nous laisser profiter si bien de notre joie ! » L’alerte finie, on remonte. Le ciel de tout Paris est rouge, on n’a pas besoin de s’éclairer, le feu fait rage… D’après la direction, on craint que ce ne soit la Préfecture. Mais le lendemain, nous apprenons que c’était la Halle aux Vins et Ivry et quelques autres points de l’extérieur de Paris. Pendant que les gens allaient à l’abri, on tirait encore sur eux des toits et des fenêtres.
Maintenant, tous les soirs en se couchant, on craint les bombardements.
Enfin dimanche soir, on dort tranquille, on reprend un peu d’espoir… va-t-on enfin pouvoir prendre ce repos tant mérité ?
Lundi soir, alerte. On descend à la cave pendant une demi-heure, puis deuxième alerte qui dure 1h1/2, et, depuis, plus rien.
Plus tard
Nous sommes le 16 septembre, l’espoir renaît partout, Paris reprend petit à petit une physionomie plus normale. Le métro a rouvert ses portes depuis le lundi 12, très au ralenti, beaucoup de stations fermées; les rames passent toutes les 2 ou 3 minutes aux heures d’affluence et toutes les 10 minutes aux heures creuses. Le ravitaillement s’organise, les trains de banlieue renaissent au compte-goutte, car beaucoup de ponts ont sauté et on manque de charbon depuis 8 jours. On nous redonne 1 heure de gaz entre 19 et 20 heures. L’électricité manque encore ; on l’a 1/2h le soir entre 20 et 23h, mais ici, depuis mardi 12 au soir, nous l’avons tout le temps avec quelques coupures de quelques minutes. On me dit que c’est momentané car on fait des travaux sur notre secteur ; d’autres disent , au contraire, que petit à petit elle revient un peu partout. Enfin nous tenons le bon bout, l’avenir s’éclaire un peu pour nous tous et pour cette pauvre France qui ne peut mourir et qui veut vivre !
Quelques moments vécus par d’autres
Après la Libération, vers 18h le vendredi 25 août, les Danjoy sont allés Place de l’Étoile. C’était le délire, comme partout…quand tout à coup des coups de feu partent d’en dessous de l’Arc de Triomphe et des toits. Marie-Françoise se retrouve avenue Victor Hugo. On tire sur la foule. Les Français mettent des prisonniers allemands devant la foule pour que le feu cesse… mais le feu continue. Les Français crient pour être entendus des toits :« Si vous continuez, on les fusille tous ! » Les Allemands sont mis à genoux par terre et demandent « pitié, pitié ! »… Enfin le feu s’est tu…
On disait aux Allemands que la Croix-Rouge tirait sur les blessés. Un blessé allemand, des infirmiers viennent pour le ramasser : « Ne me touchez pas, laissez-moi, ne me faites pas de mal ! J’ai une femme, deux enfants… » Les infirmiers n’y comprennent rien, essayant de le rassurer. Ils arrivent enfin à l’hôpital. L’allemand voyant tous les blessés alignés sur des civières dit, étonné : « Je croyais… on m’avait dit… que la Croix-Rouge achevait les blessés. ! »
À la mairie du 11ème, les S.S. tiraient sur la Croix-Rouge. Il y en eut de nombreux blessés et trois tués nets au cœur.
Il y eut une plus grande proportion de tués que de blessés car les Allemands avaient des balles explosives.
De nombreuses personnes ont dû rester dans les caves à cause du danger d’explosion, entre autres dans le quartier du Luxembourg où l’on s’attendait à voir sauter le Sénat.