Avant-hier, lundi 28 avril, la villa des Roses à Fontenay devenait la voie Alexandre Noll. La plaque était dévoilée par Dominique Touranchet, le petit-fils du sculpteur, aux côtés du maire Laurent Vastel, de Muriel Galante Guilleminot, la maire adjointe à la Culture et de Jean-Didier Berger, le député de la circonscription.
Ensuite était inaugurée l’installation à la mairie de la sculpture Monumentale Traverse, don de la famille à la commune. Elle est désormais dans le hall d’entrée, masse immobile qui demeurera là, à peine contenue dans l’espace. Le plafond qui la frôle, la contraint et l’exprime pourtant. Un corps de bois, élancé avec, ensemble, abstraction et nature.

L’œuvre d’Alexandre Noll, avec ses tables, ses buffets incroyables et ses fantaisies d’ébène est fort bien décrite par ailleurs[1]. Voici en revanche des souvenirs de petit-fils. Dominique Touranchet, né en 1944, fils d’Odile (1921-2014) qui a travaillé pendant des années avec son propre père, se souvient de mille (petites) choses. Il vit à Fontenay-aux-Roses où il a grandi, où son grand-père vivait et travaillait.
Les souvenirs les plus récents ont plus de 50 ans. Alexandre Noll mourut en 1970 quand depuis 2 ans, déjà spécialisé dans les essences tropicales, son petit-fils travaillait en Afrique. Ce sont donc de petites traces, parfois floues, laissées sur un enfant par un sculpteur sur bois incomparable, tangible et d’une renommée qui a retenu son originalité.
Souvenirs d’avant lui
Les enfances se construisent avec une part de raconté. Pour Dominique, Alexandre Noll commença sa carrière comme employé de banque, « dans la banque de son propre père, qui était un banquier originaire de Cologne. » Mais les archives de la ville Paris (p.11), font état , le 7 août 1920 lors de son mariage avec Berthe Marie Chenard, d’un Alexandre Noll graveur, né d’un père employé de bureau à Reims. Dominique, lui, pense que son arrière-grand-père y dirigeait une agence bancaire. Ces deux sources d’informations sont laissées à la disposition des futurs biographes du sculpteur.
Alexandre Noll est de langue maternelle allemande. « Il a appris le français à l’école à partir de 8 ans et ne l’a maitrisé que vers 12 ans. » Qu’il soit né et ait grandi à Reims, où il est enterré avec ses parents, son petit-fils se l’explique : en 1918, quand l’Alsace Lorraine est redevenue française, les Allemands présents devaient choisir entre la nationalité française ou quitter le territoire et repartir en Allemagne. La famille Noll en s’installant à Reims aurait donc fait le premier choix.
Pendant la Première Guerre mondiale, Alexandre Noll est conducteur de camions dans les Dardanelles. « Entre Salonique et la base arrière du front, poursuit Dominique Touranchet, ça allait, mais quand il acheminait vers le front, c’était sous les bombardements. » Avant la guerre, il fait des encres de Chine et ce serait dans les Dardanelles qu’il commence les aquarelles. C’est à l’armée encore qu’il apprend en autodidacte la gravure sur bois, à utiliser des gouges, à graver à l’envers, à inverser le noir et le blanc. « Il a mis 2 ans pour maîtriser cette technique ! »
Jusque dans les années 40, Alexandre Noll « est fondamentalement un artisan-ébéniste ». Il se trouve qu’en 1939, il est mobilisé à Valence où des industriels, des artistes, des célébrités sont affectés à la recherche sur le camouflage des bâtiments. Il y fait des rencontres (Prévert, Audiberti, Picabia) qui le décideront après-guerre d’arrêter « de faire des babioles », de se lancer dans des meubles et surtout de mettre dans ses travaux sa pâte personnelle. Bref de passer à l’art.

Ce qui n’était pas évident. Car en 1942, quand il rentre à Fontenay, il va de soi que les besoins ne sont pas aux œuvres d’art mais aux objets du quotidien. Il se met aux semelles en bois, aux sabots. Il achète un tour et fabrique des objets courants comme des bols. Avec tout de même jusqu’à 7 personnes dans son atelier.
Les parts de mystère
Les enfances se construisent aussi avec une part d’inexpliqué. Les « secrets », les « non-dits », peu importe, ce qu’on sait qu’on ne saura jamais. Selon les propos de sa mère, Odile, « mon grand-père a bien connu Madame Schindler, l’héritière des ascenseurs Schindler. Elle était comme lui d’origine allemande et d’ailleurs, ensemble, ils parlaient en allemand. » Madame Schindler lui avait demandé de venir dans sa grande résidence sur le bord du lac de Genève, une grande villa, pour s’installer là-bas et faire des sculptures dont elle serait la cliente prioritaire. Quels étaient les termes exacts de la « proposition » ? Y avait-il quelque chose entre eux ? Il a refusé, sans que son petit-fils ne sache vraiment pourquoi. Son regard montre ses doutes.
Car les doutes avaient d’autres fondements. « Mon grand-père, tous les mercredis, partait à Paris, de 8h30-9h et il rentrait le soir à 18h-19h. On ne sait pas où il allait, sauf qu’il prenait ses repas le midi dans de grands restaurants. On a essayé de lui poser des questions, mais il restait très évasif. Il disait que c’étaient ses affaires. » Et la grand-mère ? Elle avait dû se poser la question, mais devait être fatiguée de ne pas avoir de réponse.
Des gestes
Dominique garde de nombreux souvenirs de son grand-père au travail. « L’école maternelle était à côté. Je rentrais à la maison par la rue Laboissière et allais voir ma mère pour avoir mon goûter. J’appelais mon grand-père pépé Noll, je faisais un bisou à ma mère mais pas à lui, même s’il était content de me voir. » « L’usage, à l’époque, n’était pas d’embrasser les garçons. »
« Quand j’avais 10 ans, dans la tonnelle, j’ai demandé du bois à grand-père pour construire une cabane dans l’arbre. Il m’a aidé et j’étais celui qui avait une cabane dans un arbre, mes copains y venaient. On était dans les années 50. »
Avant de se lancer dans ses sculptures, Alexandre Noll fabriquait des modèles réduits en bois tendre, parfois en pâte à modeler. Ainsi, il étudiait les formes et la résistance. Dominique montre un exemple de table basse en 5 fois plus petit.
Parmi les pièces de l’exposition à Fontenay, en mars de cette année, une table impressionnante était composée d’une lourde dalle de verre de 4 ou 5 cm d’épaisseur. « Un décorateur de ses amis lui avait commandé des pieds capables de soutenir cette dalle. » A voir le piètement large, noueux, puissant, très sculpté , l’importance du prototype s’impose comme une évidence..

« Elle fait partie de toutes ces pièces que j’ai découvertes dans la cave en préparant Révélations, 2019, la Biennale internationale des métiers d’art et création. Je ne savais même pas que c’était là. On ne l’avait jamais bougée. »
« Il allait tous les jeudis dans sa belle maison sur les hauteurs de Maule près de Mantes-la-Jolie. Il y jardinait, jouait du hautbois, cuisinait. J’ai appris à cuisiner avec lui. Il aimait raconter où les tableaux avaient été faits, dans quels paysages. À Maule on voyait les toits qui inspiraient ses tableaux. »
Succession
Odile, la fille d’Alexandre Noll et mère de Dominique, a fait l’école du Louvre. Elle a commencé à travailler avec son père fin 42, début 43, sur des sabots, des bols, des socs (semelles plus lanière en cuir).
Elle n’a pas cessé de travailler avec son père tant qu’il put travailler. « Ma mère passait les pièces aux papiers de verre avec une dureté de grain croissante : 40, 80, 120, 180, 360, 400, 800, jusqu’au 1000 ! » Le 40, grossier, gratte le bois ; le 1000, très fin, le polit. Puis elle donnait le lissé avec des tissus de laine imprégnés de pâte à polir marron, noir, jaune ou blanche. Enfin, elle finissait le lustrage. « Mon grand-père souvent faisait une pièce en un jour et ma mère la finissait en un jour. » Ils étaient synchronisés en quelque sorte tout en sachant qu’elle devait livrer également. Les boutiques de décoration ou d’objets de luxe étaient nombreuses, et partout du Havre à la Côte d’Azur.
La sœur de Dominique, Catherine Noll, née en novembre 1945, est influencée très jeune par le travail du bois et de l’ivoire. Après l’École Nationale des Arts Décoratifs, elle se lance dans la création de bijoux « en pierres semi-précieuses et en bois précieux ». Elle s’impose rapidement par un style à la fois primitif et sophistiqué.
Elle collabore avec de grandes maisons, Christian Dior, Nina Ricci, Chanel et Baccarat. « Elle menait très grande vie, dit son frère. » Le sida l’emporte en 1992, et en 2001, une rétrospective de son travail est organisée à la Galerie du Passage à Paris. Catherine Deneuve, dans la préface d’un livre qui lui est consacré, parle d’elle avec admiration, et rend hommage à ses « formes si attirantes, sensuelles, africaines et tellement modernes. » Est-ce l’orientation du grand-père vers l’abstraction qui aurait influencé Catherine ?
Quant à Dominique, après sa prépa à Lakanal, c’est une école d’ingénieurs en bois située avenue Saint-Mandé qu’il choisit d’intégrer. Après son diplôme obtenu en 1968, le forestier travaillera en maints pays d’Afrique centrale et au Soudan. On ne sera surpris que la passion du bois fût partagée dans la famille. Ni de l’influence des arts africains. « Quand je me suis installé dans la maison, j’ai dû trier quantité de choses. Il y avait toute une pile de revues d’avant-guerre sur les « Colonies africaines ». Mon grand-père les lisait régulièrement. »
Il cite pourtant une autre influence, celle de son grand-père paternel, Georges Touranchet. C’est l’agrégé de grammaire, docteur ès lettres, auteur d’une thèse sur Chateaubriand, qui lui donne « ses capacités d’écriture, de vocabulaire et d’élocution ». Avant Lakanal, il est au lycée Montaigne à Paris où ce grand-père enseignait. Ils se retrouvaient sur la ligne de Sceaux jusqu’au terminus d’alors, la station Luxembourg. « Je montais à Fontenay et lui à Robinson. Il habitait à Châtenay. »
De l’artisanat à la reconnaissance artistique
« Enfant, je voyais mon grand-père maternel comme un artisan-ébéniste » La mutation vers l’art prend véritablement forme après la Seconde Guerre mondiale avec l’influence de l’art « 1950 ». On raconte qu’Alexandre Noll avait fait un meuble à 3 portes en ébène massif. Un jour Cardin vient et veut l’acheter pour une boutique des Champs-Élysées. Il s’agissait pour lui de mettre en valeur des cravates. « Mon grand-père n’a pas voulu le lui vendre. Plus tard, ma mère le vendra (très bien) à Pinault. » Cela dit, le meuble fit l’objet d’une présentation et d’une promotion extraordinaires. Au début des années 1960, Alexandre Noll commence à avoir un nom dans la sculpture.
Sa cote prend son envol dans les années 75, donc 5 ans après sa mort et s’établit vraiment dans les années 90. « Un fauteuil sera vendu 450.000$ aux États-Unis et plus tard sa mère vendra un fauteuil 600.000$. » Les prix s’envolaient. « Les maisons de vente étaient très présentes à la maison et suivaient son travail. » Il se souvient de Bonhams et Cornette de Saint-Cyr (aujourd’hui fusionnées). La galerie 1950, à New York, fait beaucoup pour sa notoriété aux États-Unis.
Notoriété bien établie quand Yop, un industriel allemand richissime fabricant de jeans eut un grand projet de restauration d’un lieu d’art. Le mur tombé, il organisa une exposition 100% Noll à à Berlin-Charlottenburg, autant dire dans le centre.
Notoriété non sans les inconvénients prévisibles. Vers 2008-2009, « des faux venus de Bordeaux sont mis sur le marché » avec extorsion de signature de sa mère, qui n’y avait vu que du feu. Elle était alors bien âgée.
La sculpture de l’hôtel de ville de Fontenay
Dans le hall de la mairie, où Monumentale Traverse impose désormais sa profonde apparence, Dominique livre une anecdote. « La sculpture que j’ai offerte à la ville, je l’ai débusquée dans son atelier où des tonnes de bois étaient restées accumulées après sa mort. Le musée d’art moderne de New York était très intéressé mais l’a finalement refusée parce qu’elle avait été cassée. Je l’ai réparée de façon simple et la voilà donc à Fontenay. »
Aujourd’hui, Dominique habite dans la maison où vécurent ses grands-parents. Il se souvient qu’à leur époque, au mur, les tableaux changeaient tout le temps, à mesure de leur création par le grand-père. Désormais, c’est une petite collection de chaussures en cèdre du Liban que sa sœur Catherine avait commencée et qu’il a complétée lors de séjours dans le Golfe persique ou sur la mer Rouge.
Dans cette maison, il n’a plus guère d’œuvres du grand-père Noll, dont la fille Odile polissait les surfaces. Elles sont éparpillées dans le monde. Ce n’est pas le plus tragique des destins.
[1] A l’occasion de l’exposition qu’elle consacrée à Alexandre Noll en mars et avril 2025, la médiathèque de Fontenay a édité une plaquette qui éclaire fort bien le parcours du sculpteur. Par ailleurs, de nombreuses illustrations et précisions sont données sur Internet.